À Saint-Etienne, le 10/12/2008, dans le cadre des Conférences de l’Hôtel de ville organisées par l’association de philosophie « Aussitôt dit » , Elisabeth de Fontenay, philosophe, a été invitée à l’occasion de la parution de son livre « Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale », publié en 2008 aux éditions Albin Michel.
Propos d’introduction à la conférence d’Elisabeth de Fontenay par Michel de Gaudemar, ancien professeur de philosophie en Classes Préparatoires aux Grandes Écoles :
« Nous avons la joie de recevoir aujourd’hui Elisabeth de Fontenay.
Madame, nous vous devons beaucoup ! Vous avez réveillé notre pouvoir de réclamer en faveur des animaux dans un ouvrage majeur : Le silence des bêtes, en 1998. Mais vous n’avez pas fait que le réveiller, ce pouvoir, vous en avez fondé la légitimité dans ce livre. Vous avez balayé les obstacles, vous avez réfuté les objections sur sa route. Aussi les protecteurs des animaux, ceux qui dénoncent notre iniquité envers eux, vous doivent beaucoup. Ils en ont conscience et ils vous en remercient ! Car les défenseurs des animaux ne sont pas à toutes épreuves ! Et l’une des pires est celle qui leur vient de nos collègues et même de nos maîtres à penser, les philosophes, les spécialistes du « propre de l’homme ». Aussi, madame, cette épreuve que certains philosophes font subir aux protecteurs des animaux, vous avez décidé de la leur retourner (retour à l’envoyeur) et votre livre, Le silence des bêtes, a pour sous-titre : la philosophie à l’épreuve de l’animalité. Et comme dans la bouche de ceux que vous appelez les « anthropomanes », « les croisés du propre de l’homme », cette invocation du propre de l’homme peut devenir inutile aux humains et nuisible aux bêtes, vous avez décidé de déconstruire ce « propre de l’homme ». Mais si vous le videz de toutes ses déterminations qui sont des prétentions, c’est pour mieux mettre l’accent sur des singularités de la réalité humaine qui soient à son honneur à lui (l’homme) et aussi à leur bonheur à elles (les bêtes). Et votre humanisme est aussi intraitable que votre bonté envers les animaux.
Car prendre le parti des animaux se heurte depuis toujours à des objections majeures et je veux brièvement montrer comment vous m’avez appris à lever les unes après les autres ces objections. La première consiste à proclamer que les animaux n’ont pas de droits. Elle invoque tout de suite le propre de l’homme et le silence des bêtes. La deuxième consiste à se moquer de ceux qui perdent leur temps à parler pour les bêtes au lieu de réclamer à plein temps pour d’autres hommes.
Commençons par la première. Je peux éprouver plus de douleur à l’occasion d’un dommage fait à un animal qu’à un être humain. C’est qu’il ne peut même pas réclamer, lui, alors je le fais pour lui, à son intention. Oui ! Mais il n’en a pas, lui, d’intention. Et le voilà, ce propre de l’homme qu’il n’a pas : il n’a ni pensée, ni langage, ni intention. Et Jean François Lyotard va montrer, dans « Le différend », que la situation est bloquée. « L’animal est privé de la possibilité de témoigner selon les règles humaines de l’établissement du dommage et en conséquence tout dommage est comme un tort qui fait de lui une victime « ipso facto ». Mais s’il n’a pas du tout les moyens de témoigner, il n’y a pas de dommage, du moins vous ne pouvez pas l’établir… C’est pourquoi l’animal est un paradigme de la victime ». Quand je témoigne pour quelqu’un, à l’intention de quelqu’un, pour crier le dommage qu’il a subi, c’est parce qu’il ne sait pas s’y prendre ou qu’il n’ose pas. Mais les bêtes sont essentiellement différentes des humains qui peuvent choisir de parler ou de ne pas parler. Elles sont détenues par le silence. D’où la difficulté à parler de droits des animaux. A des droits un être capable de s’arracher au silence, d’appartenir à un monde commun d’égale réciprocité. Or si moi je lutte pour les saumons, l’inverse est impossible. « Peut bénéficier de droits, dit F. Dagognet dans « La maitrise du vivant », celui qui peut témoigner, revendiquer, lutter pour eux. » L’animal n’en a pas ou alors il faut déconstruire l’idée de droit qui semble n’avoir de sens que pour les humains. D’où le caractère aporétique de la souffrance animale. Celui-là même qui veut réclamer pour les bêtes semble condamné à l’échec. En témoignant pour les bêtes, il affirme sa distinction d’avec elles et il se retrouve du côté des humains. Car un homme ne peut en droit témoigner que pour ceux qui pourraient être autre chose que des victimes. On témoigne toujours de l’homme en direction de l’homme.
Et c’est là que va se jouer dans l’opinion un glissement auquel il faut se montrer très attentif, car c’est là que tout se joue et le défenseur des animaux va rencontrer sa deuxième épreuve. On va passer du caractère aporétique du scandale de la souffrance animale au caractère scandaleux qu’il y aurait à éprouver de la souffrance à son propos (Sorte de sophisme avec un glissement sur les « mineurs » ). Il y a une façon d’invoquer le propre de l’homme, de se faire « le croisé du propre de l’homme » qui prétend m’empêcher de m’occuper des animaux. Ce serait une occupation non seulement vaine, mais illégitime. Créditer l’animal de quelques capacités que ce soit, écrivez-vous, ne serait-ce que de celle de souffrir, avoir souci du sort que les hommes lui destinent, ce serait d’emblée léser la majesté des souffrances humaines, offenser l’homme en ne donnant pas suffisamment statut à l’écart que creuse son arrachement à la naturalité, son intériorité et sa liberté. Et c’est bien là, madame, ce que vous appelez « l’anthropomanie », ce souci de marquer notre écart avec les bêtes. C’est comme si on disait aux animaux « nous n’avons pas gardé les vaches ensemble » (Ce qui est d’ailleurs bien vrai, car ceux qui ont gardé les vaches ont acquis un certain souci d’elles). Respecter les animaux relèverait non seulement d’une compassion superfétatoire mais d’un manque d’exigence morale.
Vous n’allez tout de même pas oser comparer les camps de la mort à l’abattage industriel ! vous a dit un jour Florence Barret-Ducrot, chez Daniel Schneiderman. Mais vous vous êtes fort bien défendue, madame, et nous en étions heureux. D’abord vous avez dit que c’était une analogie et pas une identité. Il fallait reconnaître le caractère de singularité de la destruction des juifs d’Europe. On pouvait donc compter sur vous, et sur nous, pour le devoir de mémoire. Mais vous dénonciez en même temps : la lourde rhétorique humaniste et progressiste qui s’adosse à l’extermination des juifs pour mieux répéter le sophisme selon lequel il y a incompatibilité entre l’attention portée aux bêtes et le dévouement envers les hommes. En effet qu’est-ce donc que cet humanisme d’épicier qui voudrait que toute pitié appliquée à un être vivant serait autant de retirée aux autres ? Les bêtes ou les Juifs ou les Afgans ? Comme si la pitié était une denrée mesurable et épuisable comme le sel ou le pétrole.
Mais vous allez beaucoup plus loin que cela. Puisqu’on ose opposer à votre compassion envers les animaux notre désespoir à propos des camps de concentration, vous acceptez cette épreuve, vous reprenez cet exemple de l’extermination des juifs, mais ce n’est pas pour vous « adosser » à lui, c’est pour en assumer plutôt les implications. Il suffit de vous lire, madame, pour comprendre que l’on n’eut pas dû soulever cet exemple contre vous. En effet il vous donne au contraire l’occasion de franchir l’épreuve, de répondre aux arguments forts à propos du caractère aporétique de la souffrance animale. Rappelons-nous Lyotard, disant que si l’animal n’a pas les moyens de témoigner, il n’y a pas de dommage, qu’on ne peut pas l’établir et que finalement, c’est une cause perdue. Or vous montrez que c’est précisément le caractère singulier des exactions commises contre les juifs d’Europe qui nous montre qu’il y eut, dans l’histoire, des hommes victimes d’un différend et même du différent. Après les rafles, plus moyens de témoigner ! Alors plus de dommage ! Les juifs ne pouvaient même plus l’établir. Il ne saurait y avoir quelque savoir sur le vivant humain qui s’exonère de l’histoire des hommes dites vous dans votre dernier livre. L’histoire nous montre que le sort des juifs ressemblait bien à celui des animaux, car pour prouver la spoliation de leurs biens (en Suisse ou ailleurs), il faudra attendre bien longtemps des conditions historiques nouvelles. Et le fameux droit qui suppose le monde commun des hommes, celui de l’égale réciprocité, a donc bien pu fonctionner sans eux, avec la collaboration ou au moins le silence des plus hautes juridictions. Et il est où, le propre de l’homme ? La plupart des définitions de l’homme n’ont plus grand sens depuis que les nazis ont tenté l’extermination d’hommes parce qu’ils les tenaient pour des sous-hommes : face à cette intention proclamée et réalisée, les belles paroles humanistes ont dévoilé leur impuissance et leur hypocrisie.
Mais il faut aller encore plus loin et décidément on n’eut jamais dû soulever cet exemple contre les défenseurs des animaux. Lisons le chapitre 19 du Silence des bêtes . Il se trouve que les écrivains qui ont connu les camps d’extermination (V.Grossman, Primo Levi) ont choisi de parler des animaux et des hommes toutes souffrances confondues. Ils ont souligné la parenté des hommes et des animaux torturés ou massacrés. Et réfléchir sur la condition des bêtes aide à penser le destin de certains hommes qui souffrent du fait de l’homme lui-même. Subir le différend pour des êtres humains, comme s’ils étaient des animaux, c’est quoi ? C’est par exemple subir une langue qui ne leur est pas adressée comme une parole humaine, mais seulement composée de cris de haine. Et les écrivains n’ont pu trouver d’autres moyens, pour faire comprendre le scandale de l’épouvante de certains hommes, grandissant dans l’indifférence universelle, que la description de l’angoisse animale face à l’indifférente cruauté humaine (par exemple Béatrice Berlovitz : Comme des moutons à l’abattoir).
Cet ultime recours à la souffrance animale pour faire comprendre l’incompréhensible suffit à balayer définitivement les objections majeures soulevées contre les défenseurs des animaux : celui de la pseudo illégitimité qu’il y aurait à protester contre la souffrance de créatures qui ne partagent pas le propre de l’homme, celui du pseudo caractère secondaire de cette protestation.
Nous comprenons, madame, pourquoi vous n’avez pas voulu laisser les animaux au gré du propre de l’homme et pourquoi vous avez suspendu ce propre de l’homme au gréement de notre compassion envers eux. Il ne s’agit pas tout à fait d’une « dépropriation » , mais il faut tout de même que ce propre de l’homme ne soit pas tout à fait impropre à notre bonne volonté envers les bêtes. Peut-être était ce pour cela que Derrida entendait substituer à l’indubitable du cogito, l’indéniable de la pitié ». (Michel de Gaudemar)