« Croire en l’histoire », de François Hartog/ 2014/présenté par Denys Barau

À Saint-Etienne, dans le cadre des conférences de l’hôtel de ville organisées par l’association de philosophie « Aussitôt dit » , François Hartog, historien, a été invité à  le 16 avril 2014 à l’occasion de la parution de son livre : Croire en l’histoire, publié aux éditions du Seuil en 2014.

Propos d’introduction à la conférence par Denys Barau, Docteur en études politiques :

  « Introduire une Conférence de François Hartog, la mission avait de quoi intimider. Par chance, vous m’avez facilité la tâche en publiant en même temps que celui dont il va être question, un livre d’entretiens avec Felipe Brandi et Thomas Hirsch, La Chambre de veille. Grâce à ce livre jumeau, j’ai pu appuyer sur votre propre témoignage le bref aperçu que je vais donner de votre carrière et de votre œuvre, dont Croire en l’histoire marque l’aboutissement le plus récent. 

  J’aimerais d’abord citer quelques-uns des titres des chapitres de cet autre livre, qui m’ont paru bien significatifs – ou « symptomatiques », pour employer un mot important dans votre vocabulaire : « Choisir l’Antiquité grecque, c’était faire un pas de côté », « J’ai passé mon temps à sortir des limites », « Il me faut voir les choses des deux côtés, et n’appartenir ni à l’un ni à l’autre », « Sur la frontière entre anthropologie et histoire ».  Vous reprenez souvent aussi, empruntée à Lévi-Strauss, l’image du « regard éloigné ». Autant de métaphores qui suggèrent avec insistance le refus de s’installer dans une position, une discipline, un territoire, le goût de l’entre-deux, la pratique revendiquée du « va-et-vient ». Alors on ne s’étonnera pas de votre participation au Vocabulaire européen des philosophies de Barbara Cassin, une entreprise tout entière dédiée précisément à ce qui passe d’une langue à l’autre, à ce qui se passe entre les langues.

  Ces mêmes figures du mouvement, on les retrouve dans la description que vous donnez d’une trajectoire intellectuelle qui vous a fait parcourir successivement trois espaces de recherches – bien différents, et pourtant, vous y insistez, « reliés entre eux ». Ce fut d’abord l’histoire culturelle du monde antique, dans le cadre du Centre Louis Gernet, auprès de Jean-Pierre Vernant et, surtout, de Pierre Vidal-Naquet, qui a dirigé votre thèse. Ça a été votre premier livre, Le Miroir d’Hérodote en 1980 : vous y exploriez les représentations grecques de l’autre, du Barbare, – dans le texte d’un historien déjà – et pas n’importe lequel puisque ça a été le premier à utiliser le mot historia – enquête – pour désigner ce que nous appelons depuis : histoire. Mais c’est avec un historien bien différent, beaucoup plus récent aussi, un homme du XIXe siècle, Fustel de Coulanges, que vous avez abordé, à la fin des années 1980, votre deuxième territoire de recherche, l’histoire de l’histoire. En partie sous l’influence de Michel de Certeau et de ses travaux sur l’écriture de l’histoire, vous y avez consacré   votre séminaire de recherche à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Vous ne quittiez pas pour autant la Grèce antique – vous vous êtes intéressé encore à Polybe, à Plutarque ; vous avez présidé à la première édition française depuis le XVIIIe s. de Denys d’Halicarnasse. Fustel de Coulanges du reste avait d’abord été l’auteur de La Cité antique. Mais c’était aussi un homme, dites-vous, « en situation de porte-à-faux », à de multiples égards – qui a voulu devenir historien de la France médiévale pour se confronter à sa manière à l’histoire de la France de son temps. Et c’est la conjoncture de l’historiographie contemporaine qui a vous amené à un troisième domaine de recherche, voisin, mais différent, celui de l’interrogation sur le temps, un chantier ouvert avec votre livre Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, publié en 2003. 

   Refusant de « demeurer dans un seul texte, dans un seul mode d’approche, dans une seule période. », « il [vous] faut », dites-vous, « traverser ». Vos livres en portent la marque qui ne sont jamais des « sommes », des « exposés de résultats ». Vous ne remettez rien en cause du lien qui s’est noué au XXe siècle, autour de l’École des Annales en particulier, entre l’histoire et les sciences sociales, mais les derniers mots de votre livre d’entretiens sont pour inscrire vos écrits dans la tradition de l’essai. Même avec la caution de Paul Valéry et de Robert Musil, le propos ne va pas sans un peu de provocation, puisque, vous le reconnaissez vous-mêmes, ce mot « dans le monde de l’Université est tout sauf un compliment ».  

   Traversée, donc aussi voyage : c’est une figure centrale dans votre œuvre ; elle a fourni, en particulier, la matière du dernier livre que vous ayez consacré entièrement à l’Antiquité : Mémoire d’Ulysse. Récit sur la frontière en Grèce ancienne, en 1999. Et c’est par Ulysse et par le voyage que vous avez commencé à percevoir ce qui deviendrait la notion, centrale dans vos recherches actuelles, de « régime d’historicité ». Ulysse, entendant l‘aède phéacien  Démodocos, chanter l’épisode  du cheval de bois, fond en larmes, parce qu’il se trouve soudainement confronté à celui qu’il était dix ans auparavant et se trouve incapable  de « relier le pauvre type d’aujourd’hui, qui a perdu jusqu’à son nom, et le héros glorieux qu’il était ». Et vous commentez : « cet instant représente la prise de conscience d’une irrémédiable distance de soi à soi, que j’appelle historicité. » Vous évoquez aussi votre année de résidence à Berlin en 1993, après la chute du Mur, et ce que cette ville aux architectures hétéroclites vous a rendu sensible : « Le disparate de ce paysage urbain rendait perceptible, à chaque pas ou presque, des temporalités diverses, qui se juxtaposaient, se heurtaient, ou simplement ne s’emboîtaient pas les unes dans les autres. Il y avait des trous, du vide. C’est pourquoi Berlin m’est apparu comme une ville pour historiens, pour flâneurs : parce que l’œil saisissait en permanence ces temps différents, décalés, désaccordés, renvoyant à l’histoire heurtée, brisée du XXe siècle ». 

  Va-et-vient du monde antique au temps présent, télescopages du temps et de l’espace. Dans le Berlin que vous décrivez pourrait bien flâner aussi l’ombre de Chateaubriand : il y fut quelques mois ambassadeur ; il y a écrit certaines pages de ce qui deviendrait les Mémoires d’Outre-Tombe. De ce « nageur entre deux rives », entre deux âges, vous avez fait la figure emblématique de l’émergence du « régime moderne d’historicité » ; à ce titre, il occupait une place centrale dans votre livre de 2003. On ne serait pas trop surpris non plus de croiser dans ce paysage Austerlitz, le personnage du roman éponyme de W. G. Sebald, que fascinent les architectures monumentales du XIXe siècle, comme cette gare d’Anvers où il fait la rencontre du narrateur : il les voit « d’emblée conçues dans la perspective de leur future existence à l’état de ruine ». Pour lui, le temps s’est arrêté dans son enfance quand il a quitté Prague pour Londres, après la déportation de sa mère. Au contraire de Chateaubriand, il se veut, dites-vous, « en position d’extériorité par rapport au temps, dont il perçoit les grandes pulsations modernes ». Il est l’une des nombreuses figures, d’histoire ou de fiction, dont se nourrit votre réflexion sur la croyance en l’Histoire. Je vous laisse maintenant en parler. » (Denys Barau) 

Questions 

1. Une question à double détente à propos du Progrès. Si on ne croit plus qu’il y aura nécessairement du progrès, ou même qu’il y en ait encore, ne continuons-nous pas à penser qu’il devrait y avoir un ?   Ou bien, si l’idéal même du progrès a disparu ou est en voie de disparaître, faut-il s’en féliciter ou le déplorer ? Autrement dit, est-ce que renoncer au progrès serait un progrès ? 

2. Est-ce qu’en glissant du terrain de l’histoire de l’histoire – qui s’intéresse à la manière dont les historiens rendent compte de l’histoire (la racontent, l’expliquent) – à celui de l’expérience du temps – vous ne vous déplacez pas sur le terrain qui était celui des philosophies de l’histoire, d’une interprétation de l’histoire comme processus ?  S’agit-il d’une forme déguisée de philosophie de l’histoire ? ou bien d’une approche toute différente ? mais en quoi diffère-t-elle ? en quoi évite-t-elle les écueils de la philosophie de l’histoire, tout en répondant peut-être à des attentes comparables ? 

 3.  Du temps de sa grande puissance, on se représentait l’Histoire comme un Tribunal, le Tribunal suprême, elle est plutôt maintenant en position de justiciable. Le renversement s’opère selon vous avec le Tribunal de Nuremberg et se confirme avec l’instauration d’une Justice internationale. En quoi est-ce surtout une affaire de justice, d’abord, et de justice internationale, ensuite ?

4. Universalité de la tripartition du temps : passé-présent-futur ?