L’altérité et l’opacité des consciences
« Je perçois autrui comme comportement ; par exemple je perçois le deuil ou la colère d’autrui dans sa conduite, sur son visage et sur ses mains, sans aucun emprunt à une expérience « interne » de la souffrance ou de la colère et parce que deuil et colère sont des variations de l’être au monde, indivises entre le corps et la conscience, et qui se posent aussi bien sur la conduite d’autrui, visible dans son corps phénoménal, que sur ma propre conduite telle qu’elle s’offre à moi. Mais enfin le comportement d’autrui et même les paroles d’autrui ne sont pas autrui. Le deuil d’autrui et sa colère n’ont pas exactement le même sens pour lui et pour moi. Pour lui ce sont des situations vécues, pour moi ce sont des situations apprésentées. Ou si je peux, par un mouvement d’amitié, participer à ce deuil et à cette colère, ils restent le deuil et la colère de mon ami Paul : Paul souffre parce qu’il a perdu sa femme ou il est en colère parce qu’on lui a volé sa montre, je souffre parce que Paul a de la peine, je suis en colère parce qu’il est en colère, les situations ne sont pas superposables. Et enfin si nous faisons quelque projet en commun, ce projet commun n’est pas un seul projet, et il ne s’offre pas sous les mêmes aspects pour moi et pour Paul, nous n’y tenons pas autant l’un que l’autre, ni en tout cas de la même façon, du seul fait que Paul est Paul et que je suis moi. Nos consciences ont beau, à travers nos situations propres, construire une situation commune dans laquelle elles communiquent, c’est du fond de sa subjectivité que chacun projette ce monde « unique ».
Maurice Merleau-Ponty, « La phénoménologie de la perception » (1945).
Quelques mots sur l’auteur : Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), après ses études à l’École Normale Supérieure de Paris, obtient l’agrégation de philosophie en 1930. Après avoir exercé d’abord dans l’enseignement secondaire, il est nommé Maître de conférence à l’université de Lyon en 1945 et devient titulaire de la chaire de psychologie en 1948. Nommé titulaire de la chaire de philosophie du Collège de France en 1952 jusqu’à sa mort, il fut aussi membre du comité directeur des la revue Les temps Modernes fondée en 1945, aux côtés de Sartre ; leur amitié se poursuit jusqu’à la rupture en 1953. Engagé politiquement à l’Union des Forces Démocratiques qui rassemblait les forces anti-communistes et anti-gaullistes au moment des élections législatives de 1958.
Quelques ouvrages parmi une œuvre immense : 1942 : La structure du comportement ; 1945 : La phénoménologie de la perception 1952 : Éloge de la philosophie (discours inaugural au Collège de France) ; 1947 : Humanisme et terreur ; 1948 : Sens et non-sens ; 1953 : Recherches sur l’usage littéraire du langage (cours du Collège de France ; 1960 : L’œil et l’esprit ; Signes ; 1964 : La prose du monde (publié à titre posthume par Claude Lefort).
(29/04/2020/http://aussitotdit.net)
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