La société de surveillance analysée par Michel Foucault
En 1967, le philosophe Guy Debord avait publié « la société du spectacle » ; cet ouvrage, encore souvent cité, a connu un grand succès après les événements de mai 68. Michel Foucault, à la même période, semble répondre à Guy Debord sur cette conception de la société et apporte, dans l’extrait suivant, une distinction qui nous a semblé intéressante en introduisant la notion de société de surveillance, dont il est beaucoup question de nos jours, posant le problème de la liberté au sein de nos sociétés « disciplinées ».
« L’Antiquité avait été une civilisation du spectacle ; « rendre accessible à une multitude d’hommes l’inspection d’un petit nombre d’objets » (1) : à ce problème répondait l’architecture des temples, des théâtres et des cirques. Avec le spectacle prédominaient la vie publique, l’intensité des fêtes, la proximité sensuelle. Dans ces rituels où coulait le sang, la société retrouvait vigueur et formait un instant comme un grand corps unique. L’âge moderne pose le problème inverse : « procurer à un petit nombre ou même à un seul la vue instantanée d’une grande multitude »(2). Dans une société où les éléments principaux ne sont plus la communauté et la vie publique mais les individus privés d’une part, l’État de l’autre, les rapports ne peuvent se régler que dans une forme exactement inverse du spectacle : « C’est au temps moderne à l’influence toujours croissante de l’État, à son intervention de jour en jour plus profonde dans tous les détails et toutes les relations de la vie sociale, qu’il était réservé d’en augmenter et d’en perfectionner les garanties, en utilisant et en dirigeant vers ce grand but la construction et la distribution d’édifices destinés à surveiller en même temps une grande multitude d’hommes .»(3)
Julius lisait comme un processus historique accompli ce que Bentham avait décrit comme un programme technique. Notre société n’est pas celle du spectacle mais de la surveillance ; sous la surface des images, on investit les corps en profondeur ; derrière la grande abstraction de l’échange, se poursuit le dressage minutieux et concret des forces utiles ; les circuits de la communication sont les supports d’un cumul et d’une centralisation du savoir ; le jeu des signes définit les ancrages du pouvoir ; la belle totalité de l’individu n’est pas amputée, réprimée, altérée par notre ordre social, mais l’individu y est soigneusement fabriqué, selon toute une tactique des forces et des corps. Nous sommes bien moins grecs que nous le croyons. Nous ne sommes ni sur les gradins ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage. L’importance, dans la mythologie historique, du personnage napoléonien, a peut-être là une de ses origines : il est au point de jonction de l’exercice monarchique et rituel de la souveraineté et de l’exercice hiérarchique et permanent de la discipline indéfinie. Il est celui qui surplombe tout d’un seul regard, mais auquel aucun détail, aussi infime qu’il soit, n’échappe jamais : « vous pouvez juger qu’aucune partie de l’Empire n’est privée de surveillance, qu’aucun crime, aucun délit, aucune contravention ne doit rester sans poursuite, et que l’œil du génie qui sait tout allumer embrasse l’ensemble de cette vaste machine, sans néanmoins que le moindre détail puisse lui échapper. » La société disciplinaire, au moment de sa pleine éclosion, prend encore avec l’Empereur le vieil aspect du pouvoir de spectacle. Comme monarque à la fois usurpateur de l’ancien trône et organisateur du nouvel État, il a ramassé en une figure symbolique et dernière tout le long processus par lequel les fastes de la souveraineté, les manifestations nécessairement spectaculaires du pouvoir, se sont éteints un à un dans l’exercice quotidien de la surveillance, dans un panoptisme où la vigilance des regards entrecroisés va bientôt rendre inutile l’aigle comme le soleil ». Michel Foucault (« Surveiller et punir », chapitre III, Le panoptisme, Tel, Gallimard). (1, 2, 3) : N.H. Julius, Leçons sur les prisons, trad. Française 1831 ; (4) J.B Treilhard , Motifs du code d’instruction criminelle, 1808.
(fiche auteur Michel Foucault : se reporter au texte N° 18)
(http://aussitotdit.net le 13/04/2020)
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