À Saint-Étienne, dans le cadre des conférences de l’hôtel de ville organisées par l’association de philosophie « Aussitôt dit » , Christophe Bouton, philosophe, a été invité le 6 novembre 2014 à l’occasion de la parution de son livre : Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, publié aux éditions du cerf ne 2013 (collection Passages).
Propos d’introduction à la conférence de Christophe Bouton par Denys Barau, Docteur en Études politiques :
« Je vous remercie, tout d’abord, Christophe Bouton, d’avoir accepté notre invitation. Vous enseignez la philosophie à l’Université Michel de Montaigne de Bordeaux, vous êtes membre de l’Institut universitaire de France. Vous êtes spécialiste d’un des moments cruciaux de l’histoire de la philosophie occidentale : l’idéalisme allemand. À ce titre vous avez collaboré à de nombreuses publications collectives, comme les numéros des Cahiers d’histoire de la philosophie sur Kant, Schelling et Hegel. Vous avez aussi co-dirigé avec Fabienne Brugère et Claudie Lavaud, Kant, l’année 1790 à propos de la Critique du Jugement et, avec Jean-Louis Vieillard-Baron, un autre ouvrage collectif sur Hegel et la philosophie de la nature. Hegel : vous lui avez consacré votre premier livre en 2000, Temps et Esprit dans la philosophie de Hegel, et un autre, en 2008, Le Procès de l’histoire. Essai sur l’idéalisme historique de Hegel. Deux titres qui annoncent aussi les deux objets sur lesquels ont porté ensuite vos travaux. Le temps, avec en 2007 Temps et liberté, plus récemment Le Temps de l’urgence en 2013, et même dans une collection philosophique pour enfants J’ai pas l’temps.
Et puis l’histoire, avec ce livre qui nous réunit ce soir : Faire l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe. Vous en aviez d’abord ébauché la problématique dans un article que vous intituliez : « Ce sont les hommes qui font l’histoire ». Sens et limites de l’idée de « faisabilité » de l’histoire. Il figure dans un recueil que vous avez co-dirigé en 2011 avec Bruce Bégout sous le titre : Penser l’histoire. De Karl Marx aux siècles des catastrophes – un recueil d’articles philosophiques, mais préfacé par un historien, Jacques Revel – ce qui n’est sans doute pas insignifiant. J’imagine que n’a pas été non plus fortuite la configuration similaire des deux titres, celui du recueil collectif et celui de votre livre. La résonance entre « penser l’histoire » et « faire l’histoire » est d’autant plus manifeste que les sous-titres aussi sont construits sur le même modèle : l’un comme l’autre, ils font référence à un mouvement historique délimité par un début et une fin. Karl Marx pour la théorie, pour la pratique la Révolution française (dont on peut rappeler, au passage, combien elle a marqué cet idéalisme allemand qui vous est cher) : ces deux moments initiaux s’associent plutôt bien. En revanche à l’autre extrémité, quel contraste ! Les « siècles des catastrophes » semblent opposer à la figure de Karl Marx un sombre aboutissement, tandis qu’en écho à la Révolution française, le Printemps arabe évoque un renouveau, un recommencement. Cette différence intrigue. Peut-être souhaiterez-vous y revenir ?
Donc, penser l’histoire, faire l’histoire. Je rapprocherai volontiers ces deux formules d’une troisième, de forme presque semblable : Croire en l’histoire, le titre du dernier livre de François Hartog qui est venu le présenter ici même au mois d’avril dernier. Pas tellement pour explorer les rapports entre penser et croire, ou le lien qu’il pourrait y avoir entre l’idée de faire l’histoire et le fait de croire en elle. Plutôt, pour faire ressortir la différence entre vos deux façons, à vous et à François Hartog, d’aborder ce même objet, l’histoire. Et, par-là, mieux cerner le terrain particulier de votre recherche. François Hartog voit surtout dans l’histoire la temporalité ; ce qu’il appelle régimes d’historicité sont autant de façons dont s’articulent, ou dont nous articulons, le passé, le présent et le futur. Vous aussi, je viens de le dire, vous vous êtes beaucoup intéressé au temps, et pourtant, dans ce livre-ci, la dimension temporelle, si elle n’est pas absente, n’apparaît pas au premier plan, et pas tout de suite. Ce sur quoi vous vous interrogez, ce n’est pas l’élément temporel dans lequel, nécessairement, l’histoire se déroule, sans lequel l’idée même d’histoire ne serait pas pensable. C’est, et votre titre l’indique bien clairement, ce qui produit l’histoire, son moteur, ou, pour être plus précis, le rôle qu’y joue l’action des hommes. Non pas, donc, de quoi l’histoire est faite, mais ce qui la fait, ou, plutôt, qui la fait.
Cette question, vous la traitez en trois étapes. Vous partez de l’axiome formulé dans la 1e moitié du XVIIIe siècle par le philosophe napolitain Giambattista Vico, et qui faisait le titre de votre article dans Penser l’histoire : « ce sont les hommes qui font l’histoire ». Vous en exposez d’abord les avatars successifs, depuis, avant même sa formulation par Vico, Machiavel jusqu’ à Cornelius Castoriadis, en passant, entre autres, par l’idéalisme allemand, Marx ou Ernst Bloch. Vous en venez ensuite à l’exposé et à la critique des principaux arguments qui ont été opposés à cette thèse en les ramenant à trois figures : impuissance (les hommes ne sont pas maîtres de leur histoire), aveuglement (les hommes font l’histoire, sans savoir quelle histoire ils font), violence (la volonté de faire l’histoire débouche sur le totalitarisme). En vous lisant, j’ai été frappé par la ressemblance de ce triptyque avec celui par lequel le sociologue américain Albert Hirschman a résumé dans son livre Deux siècles de rhétorique réactionnaire les arguments opposés tour à tour au principe d’égalité, au suffrage universel et à l’État Providence. Vous parlez d’« impuissance », lui, d’« inanité » (futility) : le suffrage universel ne changerait pas les choses qu’en apparence ; vous parlez d’ « aveuglement », lui d’« effet pervers » (perversity) : l’Etat Providence produirait des effets non voulus, en sens contraire de ce qu’on recherche ; vous parlez de « violence », lui de « mise en péril » (jeopardy) : le principe d’égalité menace les fondements de la société. Après avoir décortiqué ces trois argumentaires, Hirschman expliquait qu’ils avaient leur exact pendant dans la rhétorique progressiste, et celle-là se trouvait, disait-il, « du côté de l’histoire ». Entre la croyance au progrès et le projet de faire l’histoire, l’affinité paraît en effet évidente, on ne saurait pourtant en déduire que tous les arguments opposés à cette ambition relèvent par là-même d’une rhétorique réactionnaire. Du reste, Hirschman ne prenait pas parti pour une rhétorique contre l’autre, il les considérait l’une autant que l’autre comme des « rhétoriques de l’intransigeance », dont l’antagonisme devait être dépassé pour que devienne possible un véritable débat démocratique. Quant à vous, la confrontation entre les différentes versions de l’idée de « disponibilité de l’histoire », selon la formule de Reinhart Koselleck, et les diverses objections qui lui ont été opposées, cette confrontation vous amène, en un troisième moment, à développer et à soutenir la notion de responsabilité historique. À ce propos vous retrouvez la problématique du temps en distinguant une responsabilité pour le passé ou éthique de la mémoire, en référence en particulier aux travaux de Paul Ricoeur, une responsabilité pour l’avenir ou éthique de la nature, en prenant appui cette fois sur l’œuvre de Hans Jonas, et enfin une responsabilité pour le présent, soit une éthique de la démocratie, où vous pourriez rejoindre, parmi beaucoup d’autres, Albert Hirschman. C’est en tout cas sur la démocratie que vous concluez à votre tour, en vous interrogeant sur la perspective d’une démocratisation de l’histoire. À vous maintenant de nous parler de tout cela. » (Denys Barau)