« Pour une histoire des possibles »de Q. Deluermoz et P.Singaravélou/2016/présenté par Denys Barau

À Saint-Etienne, dans le cadre des conférences de l’hôtel de ville organisées par l’association de philosophie « Aussitôt dit », Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou , tous deux historiens, ont été invités le 15 Décembre 2016 à l’occasion de la parution de leur livre écrit en commun : Pour une histoire des possibles, publié aux éditions du Seuil en 2016.

Propos d’introduction à la conférence par Denys Barau, Docteur en études politiques : 

«Nous recevons ce soir non pas un mais deux auteurs, parce que le livre qui nous réunit a été écrit, comme on dit, à quatre mains. Historiens, spécialistes d’histoire contemporaine,  tous deux enseignent dans des universités parisiennes , mais leurs domaines de recherches sont assez différents : Pierre Singaravélou, vous  avez publié de nombreux ouvrages sur le fait colonial, en particulier une synthèse intitulée Les Empires coloniaux XIX-XXe siècle ; Quentin Deluermoz, vous vous intéressez à l’histoire sociale et culturelle des ordres et désordres au XIXe siècle, et vous êtes  l’auteur d’un ouvrage, entre autres, intitulé Le Crépuscule des révolutions, sur la France entre 1848 et 1871. À première vue, ces centres d’intérêt ne vous conduisaient pas particulièrement vers le sujet que vous avez choisi d’aborder ensemble : l’histoire des possibles. C’est-à-dire, comme le précise votre sous-titre : l’« analyse contrefactuelle » et les « futurs non advenus ». 

  Pour la première de ces notions, vous montrez qu’il s’agit d’un mode de raisonnement très courant, auquel la psychologie sociale et les sciences cognitives se sont beaucoup intéressées, et dont on use dans de nombreuses disciplines, comme l’économie ou la science politique. Vous en donnez un exemple simple tiré de la pratique judiciaire :  lors du procès du crash du vol Rio-Paris en 2009, le rapport des experts faisait valoir que si le pilote avait fait piquer l’avion au lieu de le cabrer, il ne se serait pas crashé, même avec la défaillance de la sonde mesurant la vitesse ; l’avocat des victimes argumentait au contraire que, sans cette défaillance, les pilotes, face à une situation moins complexe, n’auraient pas commis cette faute. D’un côté comme de l’autre, le raisonnement contrefactuel servait à hiérarchiser les causes de l’accident, à estimer le poids respectif du défaut mécanique et de l’erreur humaine. 

  Mais ce genre d’interrogation concerne au premier chef l’histoire. Vous le repérez chez les historiens les plus anciens, comme Thucydide ou Tite-Live ; vous montrez surtout  son importance grandissante dans une période récente, en particulier dans le monde anglo-saxon,  et vous décrivez le large éventail de ses  manifestations actuelles, depuis l’histoire universitaire jusqu’aux jeux vidéo en passant par la vulgarisation historique. 

 Vous ne vous contentez pourtant pas de décrire un phénomène ni même de l’expliquer : le titre que vous avez choisi – Pour une histoire des possibles – vaut prise de position. Se déclarer « pour » une façon d’écrire l’histoire qui assumerait ce genre d’interrogation, ou cette forme de raisonnement, n’a de sens que si on suppose possible d’être « contre ». Et, en effet, l’idée d’une histoire des possibles semble contrevenir à la définition même de la discipline historique, telle qu’elle a été comprise au moins depuis Aristote : contrairement au poète qui dit « ce qui pourrait avoir lieu », l’historien dit « ce qui a eu lieu ». On opposerait alors à ce projet d’une histoire des possibles, un modèle positiviste qui limiterait strictement la tâche de l’historien à la simple relation des faits tels que les documents permettent de les établir. Mais peu d’historiens (et de lecteurs) se contenteraient du simple enregistrement d’une succession d’événements. Si on veut en expliquer l’enchaînement, les rendre intelligibles, construire un véritable récit historique, le recours, au moins implicite, à une forme ou une autre de raisonnement contrefactuel est inévitable, indispensable. Comme l’écrit l’historien italien Arnaldo Momigliano, que vous citez, « n’importe quelle question que se pose n’importe quel historien sur quelque chose qui s’est passé implique la possibilité que ce qu’il pense s’être passé ne se soit pas produit ». Comme pour la catastrophe de l’avion Rio-Paris, on ne peut hiérarchiser, voire déterminer les causes d’un événement ou d’un phénomène sans envisager la possibilité qu’il ne se soit pas produit, ou qu’autre chose se soit produit, ou encore que cette chose-là se soit produite mais à un autre moment. Ce qui ne nous écarte des faits que pour nous permettre de mieux y revenir. Faisant apparaître que l’événement n’était  pas fatal, ces expériences de pensée font mieux comprendre pourquoi et comment les choses se sont passées de telle ou telle manière. Partant, elles permettent aussi de mieux en mesurer la portée, d’interroger ce que nous désignons par les images si habituelles du tournant historique ou de la rupture, de la bifurcation ou du basculement. Un jeu entre contingence et nécessité, qu’exprime assez bien la formule paradoxale d’Aristote : « le commencement est la moitié du tout ». 

  Et puis, pour une pleine intelligence du passé, il convient aussi de retrouver, autant qu’il est possible, le présent qu’il a été pour ceux qui l’ont vécu. Par exemple, l’effet de sidération qu’ont pu produire certains événements – ceux auxquels on réagit en s’exclamant : ce n’est pas possible ! Un présent qu’on ne peut appréhender sans prendre en considération aussi les attentes des contemporains, les craintes et les espoirs qui ont commandé leurs réactions, et guidé leurs actions. Ce sont les « futurs non advenus », ou les « futurs du passé » comme les appelait   l’historien allemand Reinhart Koselleck : le second élément constitutif de votre « histoire des possibles ».

 Le programme de cette histoire consisterait donc surtout à assumer pleinement ce que les historiens pratiquent  sans le dire ou avec réticence,  et par là à en faire un usage mieux contrôlé, plus rigoureux, réfléchi. Mais si vous vous attachez à montrer la fécondité possible de cette façon de pratiquer l’histoire, vous n’en dissimulez pas non plus les risques. D’abord, celui de trop effacer le partage aristotélicien, d’en arriver à confondre l’histoire et la fiction, voire à réduire l’histoire à la fiction. Une dérive contre laquelle un disciple d’Arnaldo Momigliano, Carlo Ginzburg, n’a cessé de batailler. Alors même qu’on évite cet écueil, l’utilité du procédé rencontre des limites : plus on s’éloigne du point de bifurcation, moins le raisonnement contrefactuel est fécond, plus s’appauvrit l’imagination de ce qui serait arrivé si. Pascal l’avait bien compris, qui signalait le futur non advenu du fait de la mort subite de Cromwell – il « allait ravager toute la chrétienté, la famille royale  était à jamais perdue et la sienne à jamais puissante », mais qui se gardait bien de donner figure précise à ce qui serait arrivé « si le nez de Cléopâtre eût été plus court » ; il se contentait de formuler l’idée d’un changement radical : « toute la face de la terre aurait changé ». De même, Roger Caillois dans son récit ouvertement fictif sur Ponce Pilate, s’attache à imaginer comment et pourquoi son personnage aurait pu décider d’éviter la crucifixion de Jésus, mais conclut simplement qu’« à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme […] L’histoire […] se déroula autrement ».

 Il s’agissait là d’une pratique mi-philosophique, mi-ludique de « l’histoire avec des si ». Elle a souvent aussi des usages politiques.  Tite-Live déjà, en s’interrogeant sur ce qui aurait pu arriver si la chute de la royauté romaine s’était produite à un autre moment, entendait illustrer les bienfaits des institutions républicaines. Vous pointez des usages politiques ou idéologiques plus contemporains : chez certains historiens conservateurs ou libéraux, notamment.  Mais pas seulement : vous montrez le rôle au moins implicite du raisonnement contrefactuel dans la pensée de Karl Marx comme la ressource que constituent, cette fois de façon très explicite, les futurs non advenus dans celle de Walter Benjamin. Vous insistez enfin beaucoup sur l’utilisation de l’analyse contrefactuelle pour ce que vous appelez des « entreprises morales », en vue par exemple de la restitution des biens juifs spoliés par les nazis ou de la réparation des dommages de la traite et de l’esclavage. Sous ces aspects, l’histoire des possibles amène enfin à poser la question du rôle social de l’historien : comme l’écrit Paul Ricœur dans  un texte que vous citez deux fois, « l’estimation rétrospective des possibilités revêt […] une signification  morale et politique, qui excède sa signification purement épistémologique : elle rappelle  aux lecteurs d’histoire que le passé de l’historien a été le futur des personnages historiques. » 

J’arrête là ce survol de l’ample matière de votre livre, et je vous laisse en parler vous-mêmes. » (Denys Barau)