À Saint-Étienne, dans le cadre des conférences de l’hôtel de ville organisées par l’association de philosophie « Aussitôt dit », Jean-Paul Demoule, professeur émérite de protohistoire européenne, a été invité le 7 Novembre 2018, à l’occasion de la parution de son livre : Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’Histoire, publié aux éditions Fayard en 2018.
Propos d’introduction à la conférence par Denys Barau, Docteur en études politiques :
«Je vous remercie, Monsieur, d’avoir accepté notre invitation. Vous êtes professeur émérite à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France. Archéologue, vous êtes spécialiste de la période néolithique en Europe : vous avez mené des fouilles en France, en Grèce et en Bulgarie. Particulièrement intéressé par les problèmes de l’archéologie de sauvetage, vous avez participé à l’élaboration de la loi française sur l’archéologie préventive et à la création de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) ; vous l’avez présidé de 2002 à 2008. Vous avez aussi écrit ou dirigé de nombreux ouvrages – une vingtaine. L’un des premiers, en 1995, portait sur les Gaulois ; l’un des plus récents, en 2014, Mais où sont passés les Indo-Européens ? interroge l’existence hypothétique de ce peuple, en montrant très précisément comment a été construit ce qui apparaît, à vous lire, comme « le mythe d’origine de l’Occident » – c’est le sous-titre du livre. Tout dernièrement, vous avez donné une contribution au catalogue de l’exposition Néanderthal qu’on peut voir en ce moment au Musée de l’Homme à Paris, et co-dirigé, avec Dominique Garcia et Alain Schnapp, une somme intitulée : Une histoire des civilisations. Comment l’archéologie bouleverse nos connaissances.
Quant au livre dont il va être question ce soir – Les dix millénaires oubliés qui ont fait l’histoire – il ne vise pas tant, me semble-t-il, à bouleverser nos connaissances qu’à les faire partager, à faire savoir ce que nous savons, à faire valoir que, sur cette longue période décisive – celle dite de la révolution néolithique – nous en savons à présent beaucoup plus qu’on ne croit généralement.
Ces connaissances, vous les organisez autour de onze thèmes – onze « inventions » de cette époque néolithique : agriculture et élevage, habitat, outils, religion, art, organisation politique, guerre et violence, pratiques funéraires, domination masculine, migrations, peuples et ethnies. Ces onze chapitres, vous annoncez dans l’introduction, qu’on peut les lire dans l’ordre que l’on veut – un peu comme pour les entrées d’une encyclopédie, ce qui implique de ne pas s’interdire les redites ou les renvois entre chapitres. La lecture de l’ensemble fait ressortir, en effet, à quel point ces différentes « inventions », tout en ayant chacune sa propre histoire, sa logique spécifique, sont reliées entre elles, font système en définitive. Vous faites apparaître par exemple des fortes interactions entre l’invention de l’agriculture – vous ne la présentez sans doute pas tout à fait par hasard en premier – et deux autres phénomènes qui semblent pourtant de sens contraires : la sédentarité – l’invention de la maison et du village – et les migrations. Et on pourrait faire ressortir bien d’autres liens transversaux : entre agriculture et outils, entre outil et art, entre art et religion, entre religion et domination politique, entre domination politique et domination masculine, entre migration et peuple. Tous liens qui font que l’ordre dans lequel vous présentez ces chapitres n’est pas non plus indifférent.
Placé immédiatement après le chapitre sur les guerres et les massacres, celui que vous consacrez aux tombes et aux cimetières est de loin le plus court. Mais des tombes et de ce qu’on y trouve, il est abondamment question un peu partout dans le livre. C’est que les objets déposés auprès des corps, et même – sinon plus encore – les squelettes, d’hommes ou d’animaux, constituent des sources particulièrement fécondes : vous expliquez, par exemple, que le strontium contenu dans le sol se fixe, par l’intermédiaire des aliments, dans les dents et les os, et que, en cas de migration, le taux de strontium des dents ne change pas, tandis que celui des os s’adapte au nouvel environnement, et la différence permet de mettre en évidence les déplacements. Plus généralement, pour ces périodes pour lesquels nous ne disposons pas de textes écrits – une absence qui définit précisément la préhistoire – la connaissance se fonde pour l’essentiel sur l’étude des traces matérielles : vestiges en tous genres, objets fabriqués comme les outils et les poteries, et bien sûrs aussi les peintures rupestres. Leur interprétation met à contribution outre l’archéologie proprement dite, des disciplines comme la chimie, la biologie, la génétique. Mais aussi l’ethnologie des sociétés traditionnelles ou les textes les plus anciens, qui sans témoigner directement de ce lointain passé, permettent au moins de formuler à son sujet des hypothèses de travail fécondes. Et cette inventivité méthodologique comme cette coopération de disciplines si diverses ne sont pas l’aspect le moins fascinant de ce que vous nous apprenez.
De ce passé que nous commençons donc à bien connaître, plusieurs millénaires nous séparent. Vous vous attachez pourtant à rendre publique ce savoir d’abord à cause de ce qu’il représente pour nous aujourd’hui : ce qui est apparu au cours de cette période si lointaine constitue encore la trame de notre existence actuelle. D’où la forme que vous donnez aux titres de vos chapitres : qui a inventé … l’agriculture, les maisons, les dieux, les chefs etc ? Une formulation au fond paradoxale, puisque, loin d’attribuer aucune de ces inventions à quelqu’ « inventeur », vous nous les montrez produites par l’œuvre commune d’innombrables acteurs, par l’accumulation des essais et des échanges, le jeu de multiples facteurs, climatiques en particulier, sur une période très longue – une dizaine de millénaires. Très longue à l’échelle de nos vies, mais plutôt brève en regard de la durée de l’espèce humaine qui se compte, elle, en centaine de milliers d’années. Vous avez donc voulu mettre en évidence que cette révolution néolithique représente une bifurcation, dont nous sommes tributaires, et pas toujours pour le meilleur. Une bifurcation, parce qu’aucune de ces « inventions » ne devait se produire de toute nécessité, que tout aurait pu se passer autrement, que d’ailleurs l’agriculture comme l’organisation hiérarchique ne se sont pas imposées partout, ni partout au même rythme. Cette vision des choses s’accorde mal à la conception ordinaire de l’évolution : vous y voyez l’explication de l’oubli dont cette période a été l’objet, et en particulier de la place qui lui est faite dans les programmes scolaires – une place hors de proportion avec son importance pour l’histoire des hommes. » (Denys Barau)