À Saint-Etienne, le 11/01/2018, dans le cadre des Conférences de l’Hôtel de ville de organisées par l ‘association de philosophie « Aussitôt dit » , Céline Spector, professeure de philosophie à l’ UFR de l’Université Paris-Sorbonne, a été invitée à l’occasion de la parution de son livre : Éloges de l’injustice. La philosophie face à la déraison. (2016, éd. du Seuil, collection l’ordre philosophique).
Propos d’introduction à la conférence de Céline Spector, par Jacqueline Dessagne, ancien professeur de philosophie :
«Nous vous remercions d’avoir accepté de venir ce soir nous parler de votre livre.
Son titre, Éloges de l’injustice, pourrait à première vue sembler provocateur : d’ordinaire on dénonce l’injustice, on n’en fait pas l’éloge ; c’est la justice au contraire que les philosophes sont censés valoriser. Ne la considèrent-ils pas en effet comme la vertu morale par excellence, le point d’horizon , sinon le fondement même de toute philosophie politique et de toute action soucieuse du bien commun ?
Ce sont pourtant bien des éloges de l’injustice dont il est question dans votre livre : et qui plus est, ces éloges sont prononcés par des personnages inventés par les philosophes eux-mêmes, pour, dites-vous, mettre à l’épreuve leur science ou leur art politique. Des écrits de Platon jusqu’à ceux du marquis de Sade, en passant par Hobbes, Hume, Diderot, Rousseau, vous dressez une sorte de typologie de ces contradicteurs imaginés par les philosophes, et vous les mettez en résonance avec d’authentiques personnages de théâtre dans des intermèdes, qui nous renvoient aux Nuées d’Aristophane, aux Phéniciennes d’Euripide, mais aussi au Don Juan de Molière, à la vie de Castruccio dont Machiavel fait le récit, ainsi qu’ aux Justes de Camus.
Dans les écrits des philosophes, le personnage provocateur qui fait l’éloge de l’injustice se présente sous plusieurs visages, dessinant ainsi une étrange histoire de la philosophie, vue sous l’angle de ceux que vous appelez les mauvais garçons : le «Sophiste imaginaire», tel Calliclès inventé par Platon dans le dialogue intitulé Gorgias, ou encore Thrasymaque qui, tel un lion indompté, dites-vous, fait irruption au livre I de la République, puis l’«Insensé » dans le Léviathan de Hobbes, ou le «raisonneur violent » chez Diderot, ou bien encore «l’homme indépendant» dans la première version du « Contrat social » de Rousseau, le « fripon intelligent » chez Hume ou le cynique « maître libertin » dans les écrits de Sade. Ces personnages conceptuels, pour reprendre une expression que vous empruntez à Gilles Deleuze, ne sont pas des entités abstraites ; pourvus de sentiments, de passions, d’affects, ils semblent incarner et mettre en lumière ce que les individus doivent sacrifier pour faire société en acceptant de se soumettre à la règle commune.
S’ils mettent en péril, par leur discours, les fondements théoriques d’une société juste, et si par conséquent, le philosophe se doit de les combattre, ces immoralistes, qualifiés d’ »insensés », ne sont -ils pas aussi, paradoxalement, des sortes de garde-fous ? Ne sont-ils pas chargés de nous rappeler que le philosophe ne peut se contenter de bâtir des utopies inspirées d’un idéal de justice totalement déconnecté de la société réelle où règnent les passions humaines, et de l’histoire dans laquelle il s’inscrit ? Platon lui-même, que la vulgate range peut-être un peu hâtivement sous la bannière de l’idéalisme, n’a-t-il pas fait preuve d’un réalisme remarquablement audacieux à travers son Calliclès qui nous fait entendre le discours provocateur de l’immoraliste, jusqu’à mettre en péril le dialogue philosophique lui-même ?
Mais, tandis que dans le passé, des philosophes comme Platon, Hobbes, Diderot ou Rousseau, ont eu le courage de confronter leurs théories à cette violente altérité que constituent les éloges de l’injustice, les choses ont bien changé d’après vous, dans les philosophies contemporaines, du moins dans celles qui s’inscrivent dans la lignée de John Rawls. La figure du mal politique incarné par les provocateurs mis en scène par les philosophes, se serait affadie, aurait perdu de sa virulence : devenu une sorte de passager clandestin, l’immoraliste ne serait plus désormais qu’un simple fraudeur. Contenu au sein d’une société dominée par l’économie, il ne serait plus perçu comme une véritable menace, car, dites-vous, il fait désormais partie du système.
En quoi cet affaiblissement de l’opposant provocateur imaginé par les philosophes est-il, d’après vous, préjudiciable à l’influence politique et à la place que pourrait avoir la philosophie au sein des sociétés contemporaines ? » (Jacqueline Dessagne)