« Un silence religieux » de Jean Birnbaum/2016/présenté par Jacqueline Dessagne

À Saint-Etienne, le 25 novembre 2016, dans le cadre des Conférences de l’Hôtel de ville  organisées par l ‘association de philosophie « Aussitôt dit » , Jean Birnbaum, journaliste, directeur des  non-fictions au Monde des livres, a été invité à l’occasion de la parution de son livre : Un silence religieux. la gauche face au djihadisme,  publié aux éditions du Seuil en janvier 2016.

 Propos d’introduction à la conférence de Jean Birnbaum  par Jacqueline Dessagne : 

« L’association Aussitôt dit vous remercie d’avoir accepté de venir nous parler ce soir de votre livre qui a pour titre Un silence religieux. La gauche face au djihadisme .

 C’est bien, en effet,  dans un « silence religieux » que le 11 janvier 2015, deux jours après les attentats  contre Charlie hebdo et l’hypermarché casher, des foules compactes et silencieuses ont manifesté dans de nombreuses villes de France, sans slogans ni banderoles. Emmanuel Todd, dites-vous,  avait interprété ce silence comme « un cri de haine rentrée ». Vous proposez quant à vous « une tout autre manière d’aborder le silence »: vous estimez qu’il convient d’abord  de le respecter comme tel,  mais aussi de reconnaître  en lui « une parole impossible », et même, dites-vous, à propos des manifestations du 11 janvier 2015, « une parole interdite ». 

Dans l’intention louable de ne pas exciter les préjugés visant à stigmatiser les musulmans, le chef de l’État et les ministres avaient répété avec insistance que ce qui venait d’arriver n’avait rien à voir avec la religion ni avec avec l’Islam en particulier. Mais du même coup, à travers ces déclarations officielles, légitimes dans leur souci de ne pas diviser la société française, c’est la religion elle-même qui fut ce jour-là, dites-vous,  l’objet d’un gigantesque déni . 

Vous nous rappellerez sans doute ces moments clés des combats historiques dans lesquels la gauche a selon vous mis en oeuvre ce que vous qualifiez de « déni » de la question religieuse, particulièrement dans la lutte anticolonialiste au moment de la guerre d’Algérie. Héritière d’une référence à Marx qui voyait dans la religion l’opium du peuple, une fantasmagorie née de la misère sociale et vouée, comme le croyaient certains,  à disparaître avec l’avénement du socialisme, la gauche n’a cependant pas toujours nié l’importance de la religion, vous le rappelez aussi,  elle  l’a même reconnue dans sa force de protestation, en tant qu’instrument puissant de la libération des peuples et notamment, vous l’évoquez, en Amérique latine avec la théologie de la libération. Mais ce qui n’est pas reconnu ou plutôt ce qui est dénié d’après vous, et sans doute pas uniquement par la gauche, c’est la possibilité pour la religion d’être une puissance politique autonome et non un simple instrument au service d’une autre cause qu’elle-même. 

Vous tenez compte des multiples facteurs souvent évoqués comme étant susceptibles d’expliquer la violence djihadiste : facteurs  géo-politiques, historiques, économiques, sociaux, psychologiques, Mais si vous avez choisi de centrer votre analyse sur la religion c’est parce qu’elle constitue à vos yeux une causalité spécifique que l’on ne saurait occulter si l’on veut comprendre l’ampleur et la dimension politique du  mouvement djihadiste. Car c’est bien « au nom de Dieu » comme vous le soulignez, que les attentats sont commis et que des milliers de jeunes de tous les milieux sociaux, s’engagent aujourd’hui, par delà les frontières, dans le djihadisme, mus par une même croyance, même s’ils en connaissent souvent mal les textes fondateurs et si leur entreprise est tournée vers la mort plutôt que vers la vie. Dénier cette dimension religieuse en répétant que l’islamisme n’aurait  rien à voir avec l’Islam , empêcherait non seulement de comprendre les causes du djihadisme mais reviendrait aussi, selon vous, à mépriser l’engagement courageux de tous ceux qui cherchent à développer une attitude intellectuelle critique au sein de la pensée islamique et qui oeuvrent pour libérer cette religion de ses tendances  régressives et mortifères. 

Abdelwahab Medebb, cité dans votre livre ainsi que d’autres théoriciens, et invité par Aussitôt dit en 2009 pour son livre Pari de civilisation, ne souscrivait pas lui non plus à la logique du rien à voir avec. Messager des cultures d’Islam sur les ondes de France Culture, il qualifiait l’islamisme de maladie de l’Islam. Il encourageait à une réflexion critique à partir des textes fondateurs de l’islam, afin, précisément, de  sauver cette religion de l’intégrisme islamiste. 

Prendre au sérieux la dimension religieuse du djihadisme c’est non seulement permettre, d’après vous,  cette réforme intérieure à l’Islam mais aussi remettre en lumière un problème philosophique essentiel : celui des rapports entre le théologique et le politique. Nous ne devons  rien céder sur leur nécessaire séparation mais cela suppose  que l’on ait réfléchi préalablement à leur articulation. Vous remarquez à propos des grands philosophes de la pensée politique moderne que sont Hobbes, Spinoza et Rousseau et plus proches de notre siècle, Walter Benjamin, Michel Foucault et Jacques Derrida, que tous ont pris au sérieux la question religieuse, et qu’« aucun d’entre eux n’a considéré que la politique moderne avait pour condition le « dépassement du religieux ».  (p. 232).

 D’autres attentats se sont hélas produits, dès l’automne 2015,  au Bataclan, faisant suite à ceux de janvier 2015 à Charlie-Hebdo et à l’hypermarché casher.  De nombreux livres paraissent pour tenter de comprendre. Est-ce que, dans ces ouvrages,  la dimension religieuse, parmi les causes de la violence djihadiste, vous semble, désormais davantage prise en considération ? » (Jacqueline Dessagne)