« Pourquoi Bourdieu »

présentation de la conférence de Nathalie Heinich par Jean-Claude Guerrini, le 5 décembre 2007 :

« Si nous sommes heureux et honorés de vous accueillir ce soir, Nathalie Heinich, dans le cadre des conférences de l’association de philosophie Aussitôt dit, c’est pour de très nombreuses raisons qui peuvent aisément se comprendre quand on a sous les yeux votre bibliographie. Même sous une forme abrégée, elle est impressionnante. Je la parcourrai en guise de présentation, sans entrer dans les détails, car les titres et les sous-titres de vos ouvrages sont, à tous égards, éloquents. 

Vous êtes sociologue, directeur de recherches au CNRS

Vous avez débuté votre carrière par une thèse sur le statut du peintre et de l’artiste au XVIIe siècle sous la direction de Pierre Bourdieu et avec l’appui vigilant de Louis Marin. Cette thèse a donné lieu à un livre : Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique publiée quelquesannées plus tard aux éditions de Minuit

Vous vous étiez signalée entre-temps par un livre majeur sur Van Gogh, figure emblématique de l’art moderne. Son titre, La Gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, indique clairement la démarche originale que vous adoptiez : étudier la réception exceptionnelle d’une œuvre qui aboutit à la production d’un véritable mythe moderne. 

Plus tard votre attention s’est portée sur l’art contemporain auquel vous avez consacré plusieurs ouvrages : Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques, L’Art contemporain exposé aux rejets. Étude de cas et L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologie. À l’occasion des controverses entre admirateurs et détracteurs de l’art contemporain vous avez pu mesurer l’importance de la distinction à effectuer entre le vocabulaire de description (des œuvres et des positions en conflits) et le vocabulaire critique, inévitablement investi par les affects, les partis- pris et les systèmes de valeurs des acteurs impliqués. 

Toujours dans le cadre de votre travail de sociologue, vous vous êtes intéressée à la littérature. Et ceci de plusieurs manières. 

Vous avez étudié la place de la femme dans la littérature romanesque dans un ouvrage intitulé États de femmes. L’identité féminine dans la fiction occidentale, qui retrace les changements intervenus à l’époque moderne, à la fois dans la condition féminine et dans le rapport des femmes à l’expression, notamment à l’expression littéraire. 

De plus, dans une démarche analogue à celle qui concernait les peintres et les artistes, vous avez exploré le statut de l’écrivain moderne à travers deux livres consacrés l’un aux effets des prix littéraires sur la destinée de leurs lauréats (L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance), l’autre à la condition d’écrivain et au sens donné à l’engagement dans l’écriture (Être écrivain. Création et identité)

Enfin, un livre paru en 2005, effectue un vaste parcours synthétique menant de la Révolution à la situation contemporaine. Vous y examinez le rôle des artistes et des écrivains dans la constitution de l’homme démocratique : L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique.

Art et littérature constituent ainsi, dans votre travail, des entrées privilégiées pour une approche sociologique de l’identité moderne et contemporaine aux divers paliers de l’individu, du couple et de la société. 

Toujours dans le cadre de votre activité professionnelle, vous avez publié deux excellents petits Repères aux éditions La Découverte, consacrés l’un à la figure de Norbert Elias, l’autre à la sociologie de l’art. 

Tout naturellement, vous avez été amenée à intervenir dans les débats méthodologiques propres à votre discipline. Vous l’avez fait, dans un esprit d’ouverture qui, loin de chercher à plier les autres champs aux « principes de vision et de division » d’une sociologie dénonciatrice, s’efforce au contraire d’apporter à cette discipline des éclairages, des cadrages, des partages catégoriels suggérés par la confrontation avec d’autres domaines : la philosophie, la littérature et, bien sûr, les arts plastiques. C’est ainsi que vous avez publié, il y près de dix ans, un petit ouvrage très stimulant : Ce que l’art fait à la sociologie

Le souci méthodologique qui se manifeste dans Pourquoi Bourdieu, l’ouvrage qui est l’occasion de notre rencontre de ce soir, doit beaucoup, à mon avis, à cette manière que vous avez d’envisager les pouvoirs mais aussi les limites de votre discipline, ainsi que les statuts respectifs de spécialiste, d’expert et de penseur (ou de simple citoyen) que vous avez été amenée à distinguer fermement à l’occasion des débats sur l’art contemporain.

En tant que citoyenne, il faut le souligner, vous vous montrez souvent désireuse d’intervenir dans le débat public. Vous l’avez fait à plusieurs reprises, pas toujours en consonance avec le « politiquement correct », dans les interventions regroupées dans Les Ambivalences de l’émancipation féminine, ainsi que dans des articles de revues ou dans la presse, sur des thèmes comme le féminisme, la parité, la féminisation des noms de professions. 

Notons enfin que nous avons eu l’occasion de vous lire à propos des problèmes rencontrés au cœur de l’intimité familiale, dans un ouvrage à deux voix réalisé avec la psychanalyste Caroline Eliacheff, Mères et filles. Une relation à trois. En tant que sociologue, vous analysez les impasses auxquelles conduit l’enfermement dans des relations et des rapports de force en face à face. 

Je terminerai par une remarque personnelle concernant le livre que vous publiez cet automne et dont il sera beaucoup question ce soir Pourquoi Bourdieu

J’ai le souvenir d’une lecture fascinée, en 1969, d’un article de Pierre Bourdieu intitulé « Sociologie de la perception esthétique » paru dans un ouvrage collectif auquel avaient participé, entre autres, Gilbert Lascault, Louis Marin et Jean Laude. Je ne connaissais jusqu’alors Bourdieu qu’à travers Les Héritiers et L’Amour de l’art et j’ai été proprement ahuri par la subtilité de ses développements sur la constitution de la légitimité esthétique. J’ai longtemps gardé une immense admiration pour celui qui avait permis de rompre avec les prétendues évidences d’une « esthétique pure » et je ne réservais mes critiques et mes remises en cause qu’à ceux qui, autour de moi, ne remarquaient pas assez les routines et les abus de sa sociologie critique. 

Ayant beaucoup apprécié vos précédents livres, je craignais que vous soyez tombée avec Pourquoi Bourdieu dans le mauvais piège consistant, comme on dit, à « brûler ce que l’on a adoré ». 

Or, en spécialiste des pathologies de l’admiration, vous avez su ne pas céder à cette facilité. Il me semble que les sociologues, ou ceux qui, comme moi, les lisent, ne pourront que se féliciter de l’analyse lucide et percutante à laquelle vous vous êtes livrée. 

Après d’autres, comme Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui ont engagé depuis

assez longtemps une réévaluation, parfois sévère, de l’héritage de Bourdieu, ce n’est pas à un 

retour en arrière que vous nous invitez, mais à un nouveau pas en avant. On ne peut que s’en réjouir. 

Après cette vue cavalière de votre œuvre, dont vous excuserez les approximations, je vous 

donne donc la parole à partir du thème suivant : 

Pouvez-vous, en vous appuyant sur les données autobiographiques que vous fournissez dans ce livre, évoquer le rapport que vous avez entretenu avec la pensée de Pierre Bourdieu ? Comment êtes-vous passée de la fascination, de l’admiration, à la méfiance puis au détachement ? »