« Des valeurs. Une approche sociologique ».

présentation de la conférence de Nathalie Heinich par Jean-Claude Guerrini, le 23 janvier 2018

 « Merci, chère Nathalie Heinich, d’avoir accepté notre invitation. C’est la deuxième fois que vous accédez à notre demande. 

La première fois, c’était il y a dix ans lors de la sortie de Pourquoi Bourdieu. A lire la presse, ces derniers mois, on se rend compte, que la paix ne règne guère actuellement parmi les sociologues et que la personnalité de ce grand défricheur que fut Pierre Bourdieu est à nouveau au centre des discussions. 

Mais nous ne reviendrons pas en priorité aujourd’hui sur une controverse dont les termes n’ont que peu changé, et qui se transforme souvent en conflit sommaire entre des camps qui versent souvent dans la caricature. Nous sommes pour notre part, à Aussitôt dit, prêts à entendre tous les points de vue : nous sommes une association laïque, même en sociologie. Nous avons reçu ici même de nombreux sociologues de sensibilités et d’options différentes (voire opposées) parmi lesquels Philippe Corcuff, Gisèle Sapiro, Christine Fauré, Jacques Ion, Bernard Lahire, Dominique Cardon, Jérôme Michalon, Didier Fassin.  

Ce qui nous occupera essentiellement ce soir c’est le contenu de votre nouvel ouvrage intitulé Des valeurs. Une approche sociologique qui propose un véritable programme de recherche et qui peut constituer l’occasion d’un tournant axiologique en sociologie. 

Je précise au passage que l’adjectif axiologique qui revient souvent dans votre ouvrage est simplement l’adjectif correspondant à valeurs. Ce qui concerne le ministère est ministériel. Ce qui concerne les valeurs est – on cherche l’adjectif et il n’est pas courant–, axiologique du grec axios qui signifie : qui a de la valeur, qui vaut. 

En quoi cet intérêt pour les valeurs peut-il jouer un rôle majeur non seulement en sociologie, mais également dans d’autres domaines, en littérature, en esthétique, en histoire, en anthropologie et dans les études politiques ?   

Tout le monde s’est rendu compte de l’importance croissante de l’usage du mot valeurs dans les débats publics, les discours officiels (pensons aux débats électoraux et aux mobilisations contre le terrorisme), mais aussi dans nos propres conversations, que ce soit pour le déplorer ou pour s’en réjouir. On ne peut donc être que satisfait que des chercheuses et des chercheurs concentrent leur attention sur le rôle des valeurs dans la vie sociale et sur la place qu’une connaissance de leur mode d’intervention peut ou doit tenir dans leur équipement théorique. 

Voici comment nous procéderons. 

Je commencerai par une brève présentation de votre parcours en cherchant à y déceler les signes de l’intérêt que vous portez aux valeurs (au risque de me fourvoyer parfois). Puis, comme vous en avez exprimé le souhait, vous interviendrez, non sous la forme d’une conférence en bonne et due forme, mais en répondant aux questions que je vous poserai, étant entendu que rapidement ces questions seront relayées par celles de la salle. 

Commençons donc simplement. Vous êtes directrice de recherche depuis de nombreuses années à l’École des Hautes études en Sciences sociales et vous avez publié un nombre considérable d’articles et d’ouvrages sur des sujets variés, notamment sur les questions portant sur l’art classique, moderne et contemporain, et sur les questions d’identité (notamment sur l’identité féminine).  

Vous avez écrit votre thèse sous la direction de Pierre Bourdieu et avec le secours de Louis Marin qui en supervisait la démarche.  Elle portait sur La Constitution du champ de la peinture française au XVIIe siècle. Située d’emblée dans le champ de l’esthétique, vous y adoptiez le point de vue consistant à dénaturaliser le regard porté sur les œuvres en restituant leurs conditions de production.  Dans Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, qui en est issu, vous vous intéressez au changement de statut du peintre considéré jusque-là comme un artisan, à l’émergence de termes jusqu’alors inconnus comme « artiste » ou « beaux-arts », à la création de l’Académie royale de peinture et de sculpture avec les effets de hiérarchisation que cela engendre. Vous observez notamment comment les peintres ont cherché à conférer de la légitimité à leurs œuvres en y introduisant une dimension littéraire, par les sujets qu’ils traitaient et par les commentaires qu’ils pouvaient susciter. 

Par la suite, en même temps que vous effectuiez divers travaux statistiques dans l’esprit de l’enquête de Bourdieu et Darbel dans L’Amour de l’art, vous avez eu l’audace d’écrire La Gloire de Van Gogh, Essai d’anthropologie de l’admiration. En vous appuyant sur le travail pionnier de Norbert Elias, qui avait consacré une étude sociologique au cas singulier de Mozart,vouscherchiez à comprendre comment, dans l’estimation de la valeur artistique, on était passé d’un modèle de notoriété immédiate à la valorisation de la postérité gagnée sur une première expérience de l’échec et de l’absence de reconnaissance, selon un schéma de souffrance, de sacrifice et de consécration de type religieux. On ne saurait pousser trop loin l’analogie entre art et religion : personne – faites-vous remarquer – ne prie devant un Van Gogh. Mais il apparaît que dans l’art moderne, la singularité, produit d’une prise de distance à l’égard de la communauté, est devenue la source privilégiée de la valeur, ce qui ne pouvait qu’affecter en profondeur l’identité des créateurs confrontés à l’épreuve de l’obscurité et (lorsqu’ils lui survivaient) de la grandeur. 

Cela vous a conduit à explorer les effets de ces jeux de variation de statut et de rang, non seulement dans le champ artistique, mais aussi dans le champ littéraire et dans l’univers familial (à travers les relations de couple ou entre mère et fille), et plus récemment encore dans l’univers médiatique. Que ce soit à travers le jeu des prix (du prix des œuvres, des prix littéraires) ou du rang dans l’affection des siens.  

Avec l’art contemporain, dans lequel vous voyez, non à proprement parler une étape historique nouvelle, mais plutôt un nouveau genre, les canons traditionnels de l’œuvre d’art sont à nouveau bouleversés, le beau voyant sa place relativisée, voire éclipsée. La transgression des limites, le déplacement, le détournement de la représentation et des normes ont systématiquement la préséance. La question est alors ouvertement posée des critères d’évaluation des œuvres exposées, de la compétence des divers acteurs concernés (artistes, experts, critiques, conservateurs). Cela provoque toute une série de rejets qui offrent à la sociologue que vous êtes l’occasion de multiples enquêtes de terrain. Vous consacrez ainsi plusieurs ouvrages à cette question dont Le Triple jeu de l’art contemporain. Sociologie des arts plastiques et L’art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, ainsi qu’une comparaison entre la situation française et la situation américaine dans les années 90 (Guerre culturelle et art contemporain). Dans chaque cas vous cherchez à mettre au jour les critères, les valeurs, les registres de valeurs en cause dans ces controverses.

Mais c’est aussi pour vous l’occasion de réfléchir plus généralement à la manière dont s’expriment les jugements de valeur, sur les systèmes de valeurs. C’est ce que vous faites avec brio dans un petit livre intitulé Ce que l’art fait à la sociologie dans lequel vous mettez en place également une typologie des différentes postures entre lesquelles les acteurs intervenant dans ce champ peuvent se trouver placés dès lors qu’ils sont amenés à porter un jugement (posture descriptive, pluraliste, relativiste, etc.). 

Il s’agit pour vous, non plus d’observer ce que la sociologie fait à l’art, mais ce que l’art fait à la sociologie. Je cite la quatrième de couverture : « L’Art est un objet critique de la sociologie : parce qu’il est investi des valeurs mêmes — singularité et universalité — contre lesquelles s’est construite la tradition sociologique, il incite, plus que tout autre domaine, à opérer des déplacements qui affectent non seulement la sociologie de l’art, mais l’exercice de la sociologie en général. »

Ces pistes de recherches vont cheminer, notamment à travers l’étude de la question du patrimoine, mais aussi des processus qui conduisent certains secteurs d’activité à revendiquer une valeur artistique (ce fut le cas de la peinture et la sculpture au XVIIe siècle, comme nous l’avons vu en commençant, puis de la photographie, du cinéma, de l’art brut, et plus récemment du street art).

Dans un article des Cahiers internationaux de sociologie de 2006, vous vous livrez à un examen détaillé de la place tenue par les valeurs dans la sociologie française. Des séminaires sont organisés à l’EHESS avec Jean-Marie Schaeffer et nombre d’autres chercheurs pendant près de 10 ans. Les conférences que vous donnez à l’étranger vous permettent de préciser votre propos.

Le livre dont nous allons maintenant parler est donc le fruit d’une longue maturation et résulte de la mobilisation de très nombreuses ressources documentaires. Il est, je l’ajoute, d’une lecture attrayante grâce, notamment, aux nombreux encadrés qui interrompent la lecture de ses treize chapitres et où il est question de la forme « pétition », de la pluralité des valeurs dans le design, des experts en gastronomie et de votre propre sac à main (nous aurons peut-être l’occasion d’en évoquer le souvenir). 

Alors première question : Nathalie Heinich, pourquoi nous parler de valeurs ?  N’est-ce pas une notion un peu obsolète, un refuge – d’ailleurs ne parle-t-on pas de valeurs refuges ? –  et au fond un hochet pour esprits conservateurs ?  »