« Les vices du savoir »

conférence de Pascal Engel, le 7 avril 2022, à propos de son livre « Les vices du savoir » (éditions Agone, 2019), présentée par Mireille Coulomb :

« Je suis très heureuse de vous accueillir à Saint-Etienne et je vous remercie beaucoup de votre présence ici.

Philosophe, vous êtes depuis 2012 directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL) et vous êtes également chercheur au CNRS.

Ancien élève de l’ENS rue d’Ulm, Vous avez enseigné dans différentes universités en France : Paris XII, Grenoble, Caen, Paris-Sorbonne mais également à Genève. Vous avez été professeur invité dans de nombreuses universités étrangères, je n’en citerai que quelques-unes : Montréal, Hong Kong, Tunis, Athènes, Canberra, Oslo, Pékin … (je m’arrête là …)

Vos travaux portent sur la philosophie de la logique et du langage, en particulier sur Davidson, et sur la philosophie de l’esprit et de la connaissance. Vos intérêts actuels se portent (et il va en être question ce soir) sur la vérité, les normes épistémiques, la nature de la croyance.

Vous êtes l’auteur de nombreux ouvrages et articles et là encore je ne les nommerai pas tous (votre bibliographie fait plus de 25 pages !). Citons : La norme du vrai (en 1989), Davidson et la philosophie du langage (1994), Introduction à la philosophie de l’esprit (en 1994) Philosophie et psychologie (en 1996), La dispute (1997), A quoi bon la vérité ? (en 2005), Va savoir! (en 2007) , Les lois de l ‘esprit (en 2012).

Les contraintes de la pandémie de covid ont fait que votre venue a été retardée et l’ouvrage dont vous allez nous parler date de 2019 : Les vices du savoir, Essai d’Ethique intellectuelle.

Depuis, vous avez publié : Manuel rationaliste de survie (en 2020)

Vous êtes également éditeur notamment d’un Précis de philosophie analytique (en 2000).

Auteurs de nombreux articles aussi bien universitaires que plus adaptés à un public plus large, vous réfléchissez aux pratiques contemporaines d’obtention et de diffusion des informations ou de ce qui se prétend tel. Le titre d’une de vos interventions est par exemple : « Les fake news sont plus graves que vous ne croyez ».

A l’heure des complotismes divers et variés, d’un relativisme ambiant concernant la vérité, des « intox » journalières et sans scrupules, voire la création d’une réalité alternative (on ne peut que penser à la guerre en Ukraine…) vos recherches sont d’une terrible actualité.

Nous pouvons ainsi en venir à l’ouvrage qui va nous occuper ce soir, très stimulant intellectuellement et qui ne consiste pas seulement, loin de là, en une dénonciation de ces fameuses fake news (même si vous les dénoncez aussi), mais (l’ouvrage) questionne la possibilité d’un savoir « vrai », d’une façon qui peut sembler étonnante puisque vous posez la nécessité d’une « éthique », et vous parlez (le mot est fort) de « vices »

intellectuels. Ce sont toutes les pratiques qui entourent le savoir (le monde universitaire, mais aussi le journalisme qui diffuse des informations, le monde politique bien sûr …) que vous questionnez. Comment se construit notre savoir, pourquoi croyons-nous telle ou telle affirmation, faut-il et y a-t-il une méthode pour ne croire que ce qui est vrai ?

Le premier temps de votre ouvrage se demande ce qui légitime un jugement, une assertion quelconque, et ce qui justifie d’y croire. Votre réponse est la suivante : on ne doit croire – et énoncer – que ce qui peut être justifié par un savoir, par des « preuves suffisantes ». Une croyance doit se justifier par des raisons de croire. Vous définissez ainsi très rigoureusement différents sens de la croyance (notamment la différence entre croire « que » et croire « en » ; ce qui m’a intéressée, puisque vous avez publié une tribune dans le Monde en 2016 sur Trump expliquant que la croyance en Trump évitait de se demander s’il fallait croire ce que dit Trump : « Trump ne demande pas qu’on croie ce qu’il dit, mais qu’on croie en lui » écrivez-vous). Vous discutez pour savoir si nos croyances sont volontaires ou involontaires, s’il peut exister des « normes » du savoir et ce que vous nommez des « croyances correctes ».

Mais la thèse la plus forte de ce livre consiste évidemment dans l’affirmation que les croyances non fondées et les fake news ne sont pas seulement des erreurs, ou des formes mineures d’ignorance mais des « vices », et vous proposez une théorie des vertus et des vices intellectuels. Vous vous justifiez en fin d’ouvrage de n’avoir que peu abordé les vertus, mais vous décrivez parfaitement ces vices que sont par exemple la paresse, la vanité, le dogmatisme ou encore la bêtise, qui fait l’objet d’un chapitre particulièrement intéressant. Est vertueux intellectuellement celui qui respecte les réquisits que vous avez posés (ne croire que ce qui est correctement pensé) et est vicieux celui qui se montre « insensible » à ces critères ou les méprise ouvertement. Ainsi y a-t-il différentes formes de bêtise mais la bêtise la pire qui n’est pas la moins courante, c’est l’ignorance voulue de la vérité, son mépris cynique et décomplexé.

Introduire le terme « d’éthique », de « valeurs », déterminer ce que nous « devons » faire en termes d’acquisition et de diffusion des connaissances peut surprendre. N’est-ce pas moraliser le savoir (question à laquelle vous répondez en fin d’ouvrage) ?

Je me permettrai de poser ainsi quelques petites questions introductives :

En quoi est-il légitime de proposer une « éthique intellectuelle », les deux termes ne sont- ils pas contradictoires ?

Comment pouvez-vous transposer dans le champ du savoir une exigence morale, un devoir prescriptif ?

Et au fond (je me fais l’avocat du diable) n’est-on pas libre de penser et de dire ce que l’on veut ?

Je vous laisse la parole. »

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