Une lecture publique des participant de l’atelier de lecture à voix haute
Qui suis-je ?
« Moi », tout le monde le revendique ce mot, avec plus ou moins d’intensité. Chacun a l’impression d’en connaître le sens, même si c’est de manière floue.
Il y a autant de « moi » que de personnes. Chaque ligérien, chaque français, chaque européen, chacun dans le monde peut, dans sa langue, dire « Moi » ou un équivalent. Mais ce moi n’a, ni partout, ni de tout temps, eu la même valeur.
Écoutons tout d’abord comment le Mulla Nasrudin aborde, à sa manière à la fois idiote et sublime, cette question si complexe :
Mulla Nasrudin, Les exploits de l’incomparable Mulla Nasrudin, Le courrier du livre, 1985
Après un long voyage, Nasrudin se retrouva dans la cohue fourmillante de Bagdad. Jamais, il n’avait vu aussi vaste cité et les foules qui se déversaient dans les rues l’étourdissaient.
« Je me demande comment les gens arrivent à ne pas se perdre de vue eux-mêmes – se rappeler qui ils sont – dans un endroit pareil », murmura-t-il d’un ton rêveur.
Puis il pensa : « Je dois me rappeler de moi si je ne veux pas me perdre. »
Il entra précipitamment dans un caravansérail où on lui attribua un lit. Un farceur était assis sur le lit voisin. Nasrudin eut l’idée de faire la sieste, mais aussitôt un problème se posa : comment se retrouver lui-même lorsqu’il se réveillerait ?
Il fit part de ses préoccupations à son voisin :
« C’est bien simple, fit le plaisantin, voilà une vessie remplie d’air. Attache-la à ta jambe et va dormir. Quand tu te réveilleras, cherche l’homme au ballon – ce sera toi.
- Excellente idée » convint Nasrudin.
Deux heures plus tard, le Mulla se réveille. Il cherche le ballon et le trouve attaché à la jambe du farceur. « C’est donc moi », pensa-t-il. Mais soudain, pris d’une peur frénétique, il se met à bourrer l’autre de coups de poings :
« Réveille-toi ! Il est arrivé quelque chose, comme je l’avais prévu ! Ton idée n’était pas bonne ! »
L’autre finit par ouvrir les yeux, demande à Nasrudin ce qui ne va pas. Nasrudin montre alors le ballon du doigt ;
« À cause de cette vessie, je peux dire que tu es moi. Mais si tu es moi – alors, pour l’amour du ciel, QUI SUIS-JE ?
Il y a deux points que je retiens plus particulièrement dans cette histoire :
– premièrement, Nasrudin a peur de ne plus savoir qui il est parmi tous ces corps qui grouillent dans la ville, et aussi de ne plus savoir qui il sera à son réveil dans l’auberge où il loge.
– deuxièmement, il accepte avec crédulité l’idée, proposée par un autre, qu’un signe extérieur à lui-même, à son corps, en l’occurrence une vessie gonflée attachée à son pied, lui permettra de se retrouver en tant que lui-même, Nasrudin, après la sieste.
Le fait qu’à son réveil cette vessie ne soit pas attachée à son pied, comme elle l’était au moment de s’endormir, mais au pied d’un autre, est suffisant pour qu’il accepte de n’être pas Nasrudin, « Mais alors, si je ne suis pas Nasrudin, qui suis-je ? » demande-t-il, car il a tout de même le sentiment d’« être quelqu’un » ; quelqu’un, oui ! mais qui précisément ?
Ces questions : Qui suis-je ? Qui es-tu ? Qui est-il ? nous nous les posons quand il s’agit de connaître quelqu’un, dont soi-même, au-delà des indications portées sur les papiers d’identité (nom, prénom, etc.) ; quand il s’agit de le définir, de se définir. Nous avons quasiment tous le sentiment d’« être » ; être, oui ! mais qui ?
Jean, l’un des jumeaux du roman Les météores de Michel Tournier, essaie lui aussi de définir qui il est relativement à son frère Paul, absolument identique à lui ; Paul, lui, se satisfait de cette confusion. Par exemple, Jean ne veut plus être habillé comme son frère, ils partent donc faire leurs achats séparément et Jean se trouve fort dépité de constater que ses choix ont été les mêmes, exactement, que ceux de Paul. Un ami commente cette déception :
Michel Tournier,Les météores, Gallimard, 1975, p. 244
— Vois-tu petit Jean, me dit-il, tu ne voulais plus être habillé comme Paul. En choisissant les vêtements qui te plaisaient, tu as oublié un petit détail : c’est que Paul et toi, quoi que tu en dises, vous avez les mêmes goûts. La prochaine fois, prends une précaution élémentaire : ne choisis que des choses que tu détestes.
Et Jean de poursuivre :
Le propos va loin, hélas, et j’ai plus d’une fois depuis vérifié sa cruelle vérité ! Que de sacrifices n’ai-je pas dû accepter à seule fin de me distinguer de Paul et de ne pas faire comme lui ! Si encore nous avions été d’accord pour nous séparer, nous aurions pu partager les frais de notre indépendance mutuelle. Mais Paul ne s’est jamais soucié — bien au contraire — de se distinguer de moi, de telle sorte que chaque fois que je prenais une initiative ou que j’opérais un choix le premier, j’étais sûr de le voir m’emboîter le pas ou se rallier à ma décision. Il fallait donc que je le laisse constamment me précéder, que je me contente toujours des seconds choix, position doublement défavorable, puisque je m’imposais en même temps des options qui allaient contre mon cœur !
Jean se retrouve donc devant un dilemme :
– soit il reste qui il est et alors il n’y a plus de distinction entre lui et son frère,
– soit il tient à se distinguer de lui, être un individu particulier, et alors il contrarie sa nature et y perd sa liberté : ses choix seront désormais guidés par ceux de son jumeau.
Autre situation, autre interrogation : Alain Fleischer, dans un livre intitulé Quatre voyageurs a, de son côté, imaginé une situation assez étrange. Quatre individus sont convoqués à une réunion internationale. Ils se retrouvent, lors de leur première rencontre, dans un hôtel. Nous prenons la situation au cours de la première nuit, au moment où Zoltan Schwarz, le Hongrois du groupe, se réveille dans sa chambre.
Alain Fleischer,Quatre voyageurs, Point Poche, 2001, pp. 44-49
« Je voulus tendre ma main vers la table de chevet et vers l’interrupteur d’une lampe, mais je sentis un étrange fonctionnement des commandes passées par mon cerveau en direction du bras et des doigts, à mes nerfs et à mes muscles. Je songeais à l’engourdissement d’un membre, mais la sensation était pourtant différente. Tout mon corps d’ailleurs, quand je voulus basculer sur le côté pour atteindre plus facilement le bouton, réagissait bizarrement, comme s’il avait été soumis à une pesanteur légèrement modifiée. Lorsque, en tâtonnant, je parvins enfin à trouver un commutateur sur lequel faire pression, je découvris comme dans le prolongement naturel des sensations précédentes ainsi confirmées, mais pourtant avec horreur, que la main qui venait d’allumer la lumière, et que la lampe éclairait, n’était pas la mienne. Une alliance en or en cernait l’annulaire et, pour avoir pu l’observer longuement dans l’avion à l’occasion des repas, je reconnus la main blanche de Marcel Blanc.[…]
La mission avait-elle mesquinement prévu des chambres doubles que nous aurions à partager, ou l’hôtel encore en travaux avait-il été pris de court et mes compagnons, alors que je dormais déjà, avaient-ils accepté pour une nuit, dans une ville sans intérêt, que nous nous accommodions d’une chambre pour deux, de deux chambres à partager à quatre, tout cela décidé par eux, alors que je leur avais déjà faussé compagnie, croyant pouvoir prendre mes aises solitaires dans un sommeil égoïste ? Quelle ne fut pas ma surprise – une certaine satisfaction et de l’angoisse mêlées – de découvrir que, contrairement à mes suppositions et craintes, j’étais seul dans la chambre, une chambre qui était donc la mienne, sans partage, seul dans ma chambre mais, comment dire, seul avec le corps de Marcel Blanc, non pas seul devant son corps ou à côté de lui, comme auprès d’un ami endormi ou d’un cadavre, mais seul avec ce corps, c’est-à-dire seul avec ce corps pour tout corps, pour seul corps devenu le mien, et le mien, mon corps réel, mon corps de Zoltan Schwarz, étant inextricablement absent. Où étais-je donc ? Qui étais-je donc ? Où étais-je donc passé ? Où était mon corps, que lui était-il donc arrivé pour m’abandonner ainsi dans une situation ridicule et très désagréable, avec le corps d’un autre et, en l’occurrence, dans le corps de Marcel Blanc ? […]
Une paire de lunettes dépassait de sa poche que j’eus l’idée d’enfiler dans la tentative d’y voir plus clair. Aussitôt, en effet, ma vue fut améliorée, preuve que c’était bien à travers les yeux de Marcel Blanc que passait mon regard. J’allumais le néon de la salle de bain et, du seuil où je me tenais, évitant d’introduire Marcel Blanc dans cet espace d’intimité où j’espérais me retrouver seul, et le laisser enfin dehors ne serait-ce que pour uriner, je ne vis dans le miroir face à la porte que le visage un peu las de Marcel Blanc, auquel j’adressais un timide sourire de connivence. Et Marcel Blanc me souriait de la même façon exactement, son sourire dans la glace étant celui-là même que je lui adressais. Certes, je souriais à Marcel Blanc, mais avec son propre sourire, que je pouvais évidemment prendre pour moi en retour, si cela avait encore un sens.
Les motifs d’inquiétude de Nasrudin, Zoltan Schwarz ne les connaît pas, du moins pas de la même manière. Zoltan, reste persuadé de son identité alors qu’il a changé de corps. Être dans le corps d’un autre ne l’empêche pas de se ressentir comme étant Zoltan Schwarz, un Zoltan Schwarz qui a migré dans un autre espace. Mais tout comme Robinson Crusoë a été obligé de s’adapter pour survivre puis, tout simplement vivre, sur l’île où il a échoué, Zoltan Schwarz, s’il devait rester dans le corps de Marcel Blanc devrait « faire avec » ce nouveau corps. Sa personnalité de Zoltan Schwarz deviendrait certainement autre que s’il avait continué à vivre dans son corps initial. S’il fait un état de sa situation, il peut en tirer les constats suivants :
– sa voix est celle de Marcel, mais avec l’accent hongrois, et elle est au service de l’expression de ses pensées à lui, Zoltan.
– ses désirs n’ont pas changé, mais les moyens de les assouvir, si (Marcel Blanc a plus de soixante ans).
– il se sent responsable de l’image qu’il donne du corps de Marcel, il décide donc de l’habiller (de s’habiller ?) provisoirement comme s’habillerait Marcel.
– pour la préservation de son « être », il doit prendre soin du corps de Marcel Blanc (qui a un traitement pour la tension).
Faisons un petit bilan de ces trois histoires :
– celle de Nasrudin joue sur l’écart qu’il peut y avoir entre le sentiment d’être une personne (ou un individu) bien précis et le corps où loge cette certitude
– le Jean de Michel Tournier est écartelé entre être lui-même, donc identique à l’autre lui-même qu’est son jumeau, et se singulariser de ce dernier donc perdre sa liberté de choix.
– Zoltan Schwarz continu à se sentir Zoltan dans le corps d’un autre, mais il doit composer avec ce corps pour maintenir la permanence de son être, ce qui signifie qu’il n’y aurait pas de fusion du corps et de l’esprit, ou de l’âme si vous préférez, et que l’âme, pourrait migrer.
Sur ce dernier point voici l’expérience de pensée que nous propose John Locke dans son Essai sur l’entendement humain. Le premier paragraphe vous paraîtra un peu ardu, mais, pas d‘inquiétudes, il sera immédiatement éclairé par le suivant :
John Locke, Essai sur l’entendement humain, trad. J.M. Vienne, Vrin, 2001, Livre II, chap. xxvii, §15
On peut ainsi concevoir sans difficulté ce qu’est la même personne à la Résurrection : son corps n’a pas exactement la même constitution ni les mêmes éléments qu’ici-bas, la même conscience allant plutôt de pair avec l’âme qui l’anime. Pourtant, l’âme seule ne pourrait guère suffire pour constituer à travers les changements du corps le même homme, sauf aux yeux de celui qui fait de l’âme l’homme entier.
Imaginez en effet que l’âme d’un prince, consciente de sa vie antérieure de prince, entre dans le corps d’un savetier pour lui donner forme, sitôt celui-ci déserté par son âme propre : il est évident qu’il serait la même personne que le prince et qu’il ne serait responsable que des actes du prince ; mais qui dirait qu’il s’agit du même homme ? Le corps participe à la constitution de l’homme, et je suppose qu’en ce cas il déterminerait aux yeux de chacun quel est l’homme ; et l’âme avec toutes ses pensées princières n’y constituerait pas un autre homme. Il demeurerait le même savetier aux yeux de tous, lui excepté.
Locke et Fleisher arrivent à une conclusion assez semblable : le corps, la partie visible de soi-même, assure une apparence de continuité d’identité auprès d’autrui, bien qu’il n’héberge plus la même ”âme”. Dans les extraits que nous avons choisis, Zoltan n’est pas encore sorti de sa chambre, il n’a pas donc encore eu l’occasion d’échanger avec les autres ; chez Locke, il n’est pas dit que le prince pourrait révéler son nouvel état aux autres, faire comprendre que le corps du savetier n’abrite plus la même personne, qu’il n’est plus vraiment ”lui-même”. Or, ce ”soi-même”, comment peut-on en ressentir et en maintenir la continuité s’il se retrouve dans le corps d’un autre ? Pensez aux gueules cassées de la guerre de 14-18.
Et, sans aller jusqu’à la ”transmigration d’âme”, comment arrive-t-on à se considérer comme la même personne alors qu’il y a des différences notables entre le bébé puis l’enfant que nous fûmes et l’adulte que nous sommes, et des différences tout aussi notables entre le jeune adulte, tout juste majeur, et le retraité puis le vieillard que nous deviendrons ?
Nous venons de parler de changer de corps, mais qu’en est-il quand seule l’apparence change ? Un proverbe dit que l’habit ne fait pas le moine, pour signifier que les qualités que l’on demande à un moine ne doivent pas être dans son vêtement, son apparence, mais dans la sincérité de sa foi. Les comédiens et comédiennes savent bien eux que l’habit fait le moine, que le costume aide à s’approprier un personnage. Georges Duroy, le Bel-ami de Maupassant, ancien sous-officier, actuellement employé de bureau, ambitieux, cherchant à s’introduire dans le monde, va faire cette expérience alors qu’il entre dans l’allée de l’immeuble où il est invité à une soirée :
Guy de Maupassant, Bel-ami, Le Livre de Poche, 1968, pp. 26-29
MONSIEUR FORESTIER, S’il vous plaît?
— Au troisième, la porte à gauche. »
Le concierge avait répondu cela d’une voix aimable où apparaissait une considération pour son locataire. Et Georges Duroy monta l’escalier.
Il était un peu gêné, intimidé, mal à l’aise. Il portait un habit pour la première fois de sa vie, et l’ensemble de sa toilette l’inquiétait. Il la sentait défectueuse en tout, par les bottines non vernies mais assez fines cependant, car il avait la coquetterie du pied, par la chemise de quatre francs cinquante achetée le matin même au Louvre, et dont le plastron trop mince se cassait déjà. Ses autres chemises, celles de tous les jours, ayant des avaries plus ou moins graves, il n’avait pu utiliser même la moins abîmée.
Son pantalon, un peu trop large, dessinait mal la jambe, semblait s’enrouler autour du mollet, avait cette apparence fripée que prennent les vêtements d’occasion sur les membres qu’ils recouvrent par aventure. Seul, l’habit n’allait pas mal, s’étant trouvé à peu près juste pour la taille.
Il montait lentement les marches, le coeur battant, l’esprit anxieux, harcelé surtout par la crainte d’être ridicule; et, soudain, il aperçut en face de lui un monsieur en grande toilette qui le regardait. Ils se trouvaient si près l’un de l’autre que Duroy fit un mouvement en arrière, puis il demeura stupéfait : c’était lui-même, reflété par une haute glace en pied qui formait sur le palier du premier une longue perspective de galerie. Un élan de joie le fit tressaillir, tant il se jugea mieux qu’il n’aurait cru.
N’ayant chez lui que son petit miroir à barbe, il n’avait pu se contempler entièrement, et comme il n’y voyait que fort mal les diverses parties de sa toilette improvisée, il s’exagérait les imperfections, s’affolait à l’idée d’être grotesque.
Mais voilà qu’en s’apercevant brusquement dans la glace, il ne s’était pas même reconnu; il s’était pris pour un autre, pour un homme du monde, qu’il avait trouvé fort bien, fort chic, au premier coup d’oeil.
Et maintenant, en se regardant avec soin, il reconnaissait que, vraiment, l’ensemble était satisfaisant.
Alors il s’étudia comme font les acteurs pour apprendre leurs rôles. Il se sourit, se tendit la main, fit des gestes, exprima des sentiments : l’étonnement, le plaisir, l’approbation; et il chercha les degrés du sourire et les intentions de l’oeil pour se montrer galant auprès des dames, leur faire comprendre qu’on les admire et qu’on les désire.
Une porte s’ouvrit dans l’escalier. Il eut peur d’être surpris et il se mit à monter fort vite et avec la crainte d’avoir été vu, minaudant ainsi, par quelque invité de son ami.
En arrivant au second étage, il aperçut une autre glace et il ralentit sa marche pour se regarder passer. Sa tournure lui parut vraiment élégante. Il marchait bien. Et une confiance immodérée en lui-même emplit son âme. Certes, il réussirait avec cette figure-là et son désir d’arriver, et la résolution qu’il se connaissait et l’indépendance de son esprit. Il avait envie de courir, de sauter en gravissant le dernier étage. Il s’arrêta devant la troisième glace, frisa sa moustache d’un mouvement qui lui était familier, ôta son chapeau pour rajuster sa chevelure, et murmura à mi-voix, comme il faisait souvent. : « Voilà une excellente invention. » Puis, tendant la main vers le timbre, il sonna.
Georges Duroy, se voyant dans un miroir, se ressent autre, sa silhouette est celle d’un homme du monde. Il en épouse l’apparence, il en emprunte les qualités visibles, il devient alors momentanément ”un homme du monde”. Il tente par ce biais de se forger l’individualité à laquelle il aspire, lui qui par deux fois a raté le baccalauréat. Il voudrait bien, à la question « Qui es-tu ? » pouvoir répondre : « J’en suis » sous-entendu « de la haute société », rejetant ainsi son milieu d’origine.
Vincent Descombes, dans son livre Les embarras de l’identité, analyse cette conception moderne de l’individu, un individu qui se veut affranchi des déterminismes sociaux:
Vincent Descombes,Les embarras de l’identité, Gallimard, 2013, pp. 136-137
La question qui peut être posée à tout homme est celle de la définition qu’il veut donner de lui-même, en réponse à la question « Qui es-tu ? ». Comment se fait-il qu’il y ait une manière proprement moderne de répondre à cette question ? […] (p. 136)
[…]Taylor parle d’une désintrication des individus, ce qui veut dire leur désocialisation. Bien entendu, les êtres humains n’ont pas cessé de vivre en société en devenant modernes. Ce qui a été désocialisé, c’est l’idée qu’un être humain se fait de lui-même, c’est le modèle qu’il suit tout naturellement pour répondre à la question « Qui es-tu ? ». La thèse de Taylor est donc que nous sommes des modernes depuis que chacun trouve normal de se définir lui-même en termes désocialisés.
Pour le dire autrement, nous sommes devenus modernes, et donc en quête de notre identité, lorsque nous avons commencé à concevoir la société comme composée d’individus. Désormais, chacun se définit lui-même comme un individu dans un monde fait d’individus. Nous nous faisons une conception individualiste de la société. (p. 137)
Nous reviendrons sur ce sujet un peu plus loin.
Dans un registre tout autre, le grand écrivain portugais Fernando Pessoa, se coltine aussi un rapport étrange avec son identité. Pessoa, en portugais, veut dire « personne », dans le sens de « être humain » ; en latin, persona (qui vient du grec prosôpon) désigne le masque, autrement dit une personne fictive stéréotypée. Avec un nom pareil, le terrain lui était propice à cultiver ses autres « moi » où il trouvait « d’autres univers ». Il créera pour faire vivre ces autres univers des hétéronymes (soixante-douze). Voilà ce qu’il écrit, lui Pessoa, sous un de ses célèbres hétéronymes, Bernardo Soares, auteur du Livre de l’intranquillité :
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité, Christian Bourgois éd, 1990, pp. 33-34
[…]
Tout m’échappe et s’évapore. Ma vie tout entière, mes souvenirs, mon imagination et son contenu – tout m’échappe, tout s’évapore. Sans cesse je sens que j’ai été autre. Ce à quoi j’assiste, c’est à un spectacle monté dans un autre décor. Et c’est à moi-même que j’assiste. […]
Il m’arrive souvent de retrouver des pages que j’ai écrites autrefois, encore tout jeune – de brefs morceaux datant de mes dix-sept ou vingt ans. Et certaines possèdent un pouvoir d’expression que je ne me rappelle pas avoir possédé à cette époque. Certaines phrases, certains passages écrits au sortir même de l’adolescence, me paraissent le produit de l’être que je suis aujourd’hui, formé par les ans et les choses. Je dois reconnaître que je suis bien le même que celui que j’étais alors. Et, sentant malgré tout que je me trouve aujourd’hui en grand progrès sur ce que j’ai été, je me demande où est le progrès, et si j’étais déjà le même qu’aujourd’hui.
Il y a dans tout cela un mystère qui m’amoindrit et m’oppresse.[…]
De qui donc, mon Dieu, suis-je ainsi spectateur ? Combien suis-je ? Qui est moi ? Qu’est ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi ?
Pessoa fait œuvre de la notion problématique d’identité, il démultiplie les points de vue, il expose la complexité de sa propre personne, les diverses facettes de sa pensée. Son texte se termine par :
« Qu’est ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi ? ».
C’est justement cet écart entre moi-même et moi qui permet le discours intime, quand je me parle à moi-même. Conversation avec soi-même que l’on trouve exprimer dans des expressions comme : « Alors je me suis dit… ».
Pour en revenir à Pessoa, parmi toutes ses facettes, qu’est-ce qui pourrait définir l’individu Pessoa ? quel est son caractère ? Le caractère, voilà qui pourrait ”caractériser” un individu. Dostoïevski, dans Les carnets du sous-sol, prête au narrateur un point de vue assez original sur cette notion de ”caractère”.
Fiodor Dostoïevski, Les carnets du sous-sol, trad. André Markowicz, Actes Sud, 1992, p. 13
Non seulement je n’ai pas su devenir méchant, mais je n’ai rien su devenir du tout : ni méchant, ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros, ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu’inutile : car, quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n’y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l’obligation morale – d’être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d’action, est une créature essentiellement limitée. (Actes Sud, p. 13)
Nous pourrions continuer ainsi longtemps, tant les questions que soulèvent les notions de moi, de soi, d’identité, de personne, d’individu, offrent de perspectives pour la pensée. La littérature nous permet d’explorer d’autres visions du monde que la nôtre, et c’est là un de ses plus grands apports.
Nous évoquions en tout début de lecture l’idée que notre vision du « moi » a une histoire. Jean-Pierre Vernant nous parle des raisons qui font que les Grecs de l’Antiquité ignoraient ce que nous appelons l’« introspection ».
Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Seuil, 1996, pp. 71-72
L’organisation mentale et psychique du Grec est telle qu’il ignore totalement l’introspection, il est entièrement orienté vers l’extérieur. À aucun moment le Grec de l’époque classique ne pratique ce que Foucault appelle un travail de soi sur soi, ou alors c’est un travail de type platonicien, purement noétique, qui consiste à devenir une pensée pure. L’idée, que Platon reprend à des traditions pythagoriciennes ou orphiques, selon laquelle le vrai Socrate, le vrai Platon, ce n’est pas son corps, c’est l’âme — la psuchè : c’est la psuchê de Socrate qui est le vrai Socrate. Cette idée va avoir des conséquences décisives du point de vue de la découverte des forces psychologiques, du travail de soi sur soi. Mais, si l’âme est Socrate, elle n’est certainement pas l’âme de Socrate. Elle ne peut l’être. La preuve, c’est que le nombre des âmes est fixe, nous dit Platon ; par conséquent, chaque individu n’a pas la sienne, il en trouve une qui a déjà servi et qui resservira à un autre. Il y a exactement le même nombre d’âmes qu’il y a d’astres dans le ciel, et le problème est d’aller rejoindre son astre et non pas de faire la découverte et la « fabrication » de soi-même.
Ainsi, pour libérer ce daimôn qu’est l’âme, il faudra entrer en conflit avec les autres couches du sujet qui ne sont pas Socrate aux yeux de Socrate, c’est-à-dire qui sont liées à son corps —, son courage, ses appétits. C’est alors dans le dialogue de la psuchê véritable, de l’âme noétique avec celles-là, que l’individu va commencer à travailler sur lui-même : à faire de l’introspection un examen de conscience, à pratiquer la maîtrise de soi, à faire un effort de remémoration. Tout ce travail, Foucault l’a très bien montré, n’est pas un travail de fuite hors du monde, c’est un travail qui n’est compréhensible que dans le cadre de la cité. Il s’agit de s’appliquer à soi-même les mêmes normes et les mêmes conceptions qu’on applique aux autres. C’est parce que je veux être un homme libre, c’est parce que l’idéal du citoyen est de ne pas être l’esclave de quelqu’un que j’essaie de ne pas être l’esclave de moi-même.[…]
Dans le texte, Vernant met en opposition la psuchê, ou âme véritable,et l’âme noétique, ou âme attribuée. Il s’agit de rejoindre son âme véritable et, comme le dit Vernant « non pas de faire la découverte et la « fabrication » de soi-même » qui est à peu près l’équivalent d’expressions telles que « Deviens qui tu es ! » ou « Sois toi-même ». Or, l’homme moderne serait celui qui s’est fait lui-même.
Gœtz, le personnage principal de la pièce de Jean-Paul Sartre Le Diable et le Bon Dieu, ne serait-il pas un bon représentant de cette définition, lui qui fait cette déclaration :
Jean-Paul Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Le Livre de Poche, 1951, p. 57
[…] je me suis fait moi-même : bâtard, je l’étais de naissance, mais le beau titre de fratricide, je ne le dois qu’à mes mérites.
Revendication de liberté, face au déterminisme social et biologique, revendication à laquelle n’adhère pas le personnage de la chanson de Juliette Greco : Je suis faite pour plaire – Et n’y puis rien changer – Mes lèvres sont trop rouges – Mes dents trop bien rangées, …
Cette chanson est une adaptation d’un poème de Prévert, elle ne pose pas de question, et cette simplicité est un repos dans le sujet si complexe que nous explorons depuis tout à l’heure :
Jacques Prévert,Je suis comme je suis, in Paroles, Les éditions du point du jour, 1946
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j’ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J’aime celui qui m’aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n’est pas le même
Que j’aime à chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi
Je suis faite pour plaire
Et n’y puis rien changer.
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu’est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu’est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m’est arrivé
Oui j’ai aimé quelqu’un
Oui quelqu’un m’a aimée
Comme les enfants qui s’aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer…
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n’y puis rien changer.
Aimer semble si simple quand on aime, ou que l’on regarde deux amoureux s’embrasser, se regarder puis s’embrasser encore. Chez Pascal, cela devient bien plus complexe, et intéressant. Lui, dans un paragraphe où il s’interroge sur ce qu’est le moi, se demande, entre autres, ce qu’on aime quand on dit aimer quelqu’un :
Blaise Pascal, Œuvres complètes, Seuil, 1966, p. 591
Papiers non classés
688-323 – Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants ; si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on ? moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées.
Après le revendicatif « Je suis comme je suis », après le trouble semé par Pascal qui remet en cause l’idée d’un moi que l’on pourrait aimer pour lui-même et met en avant les qualités « empruntées », Taylor, philosophe canadien, dont il était question tout à l’heure dans le texte de Vincent Descombes, propose, dans Les sources du moi,sous-titré La formation de l’identité moderne, l’idée d’appartenance à un milieu :
Charles Taylor, Les sources du moi, Seuil, 1998, p. 46
[…] les gens formulent spontanément cette question [celle de l’identité] sous la forme : « Qui suis-je ? » Or, on ne peut pas nécessairement répondre à une telle question en se nommant ou en déclinant sa généalogie. Notre réponse constitue une reconnaissance de ce qui importe essentiellement pour nous. Savoir qui je suis implique que je sache où je me situe. Mon identité se définit par les engagements et les identifications qui déterminent le cadre ou l’horizon à l’intérieur duquel je peux essayer de juger cas par cas ce qui est bien ou valable, ce qu’il convient de faire, ce que j’accepte ou ce à quoi je m’oppose. En d’autres mots, mon identité est l’horizon à l’intérieur duquel je peux prendre position.
Les gens peuvent concevoir que leur identité se définit en partie par un certain engagement moral ou spirituel : par exemple, ils sont catholiques ou anarchistes. Ils peuvent aussi la définir en partie par la nation ou par la tradition à laquelle ils appartiennent : ils sont Amérindiens ou Québécois. Ce qu’ils laissent entendre par là, ce n’est pas uniquement qu’ils sont fermement attachés à ce point de vue spirituel ou à ce contexte, mais que ceux-ci leur fournissent le cadre à l’intérieur duquel ils peuvent déterminer leur position par rapport à ce qui est bien, digne, admirable, valable. À titre de contre-épreuve, cela revient à dire que s’ils en venaient à perdre leur engagement ou leur identification, ils seraient, en quelque sorte, égarés ; ils ne pourraient plus reconnaître, relativement à tout un éventail de questions, ce que les choses signifieraient à leurs yeux.
Bien entendu, il arrive à certaines personnes de connaître pareille situation. C’est ce que nous appelons une « crise d’identité », une forme aiguë de désorientation, que les gens décrivent souvent en disant qu’ils ne savent plus qui ils sont, mais qui peut également s’entendre comme une incertitude radicale relativement à leur situation. Il leur manque un cadre ou un horizon à l’intérieur duquel les choses pourraient prendre une signification stable, à l’intérieur duquel certaines possibilités de vie pourraient être perçues comme bonnes ou significatives, comme mauvaises ou futiles. Le sens de toutes ces possibilités devient flou, instable ou indéterminé. Il s’agit là d’une expérience douloureuse et terrifiante.
En Afrique Noire, les contes sont chargés de transmettre les fondements culturels des diverses sociétés africaines. Chinua Achebe est un des premiers romanciers africains à n’être pas seulement un transcripteur de contes, mais un romancier, un romancier qui ne peut cependant pas faire l’impasse sur le conte, élément essentiel des cultures africaines. Voici un extrait de son premier livre Le monde s’effondre, édité en 1958.
Chinua Achebe, Le monde s’effondre, Présence africaine, 1973, pp.68-69
[…] Okonkwo encourageait […] les garçons à s’asseoir avec lui dans son obi et il leur racontait les histoires du pays — des histoires viriles de violence et de sang. Nwoye savait qu’il était juste d’être viril et d’être violent, mais d’une certaine manière il préférait encore les histoires que sa mère avait l’habitude de conter, et que, sans nul doute, elle continuait à conter à ses plus jeunes enfants — les histoires de la tortue et de ses ruses, et de l’oiseau énéké-nti-oba qui provoqua le monde entier à un combat de lutte et fut finalement vaincu par le chat. Il se souvenait de l’histoire qu’elle racontait souvent de la querelle, il y a bien longtemps, entre la Terre et le Ciel, et de comment le Ciel avait retenu les pluies pendant sept ans, jusqu’à ce que les récoltes se dessèchent et qu’on ne pût plus enterrer les morts parce que les houes se brisaient sur la dureté de pierre de la Terre. À la fin, on envoya le Vautour plaider avec le Ciel et attendrir son coeur avec un chant qui disait les souffrances des fils des hommes. Chaque fois que la mère de Nwoye chantait ce chant, il se sentait transporté au loin, sur la scène céleste où le Vautour, l’émissaire de la Terre, demandait pitié par son chant. À la fin, le Ciel se laissa émouvoir, et il donna au Vautour de la pluie enveloppée dans des feuilles d’igname. Mais comme il volait vers sa maison, son long talon perça les feuilles et la pluie tomba comme elle n’était jamais tombée auparavant. Et si violemment tomba la pluie sur le Vautour qu’il ne revint pas délivrer son message, mais s’envola vers une terre lointaine où il avait aperçu un feu. Et quand il y arriva, il découvrit que c’était un homme qui faisait un sacrifice. Il se réchauffa dans le feu et mangea les entrailles.
C’était là le genre d’histoires que Nwoye aimait. Mais il savait maintenant qu’elles étaient bonnes pour des femmes stupides et des enfants, et il savait que son père voulait qu’il soit un homme. C’est pourquoi il feignait de ne plus avoir de goût pour les histoires de femmes. Et quand il le faisait, il voyait que son père était content et ne le repoussait ni le battait plus. Ainsi Nwoye et Ikemefuna écoutaient les histoires d’Okonkwo sur les guerres tribales, ou comment, il y avait des années, il avait traqué sa victime, l’avait terrassée, et gagné ainsi sa première tête humaine.
Achebe décrit une société qui pourrait s’apparenter à ce que Jean-Pierre Vernant nous disait plus haut des Grecs, une société où la notion d’introspection est absente, avec une prééminence du social sur l’individuel. Ce qui, comme vous l’avez entendu, ne se fait pas sans renoncements : Nwoye n’adhère pas spontanément aux valeurs que veut lui inculquer son père, homme important dans sa communauté. L’homme moderne, comme nous le disions plus haut se veut affranchi du déterminisme social. L’est-il vraiment ? Du moins il y aspire, mais, comme l’écrit Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :
Hannah Arendt, « Le domaine public et le domaine privé » in Condition de l’homme moderne, Calmann-Levy, 1983
« Aucune vie humaine, fût-ce la vie de l’ermite au désert, n’est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d’autres êtres humains »
Voilà, nous arrivons presque à la fin de notre parcours.
Comme nous vous l’avions annoncé initialement, nous ne pouvions qu’effleurer en si peu de temps un thème tel que celui que nous avons eu l’ambition de vous présenter : le Moi
Pour finir, voici un extrait d’Orlando, magnifique livre de Virginia Woolf. Il faut d’abord savoir, pour comprendre l’extrait, qu’au début du roman de Woolf nous sommes en Angleterre dans la deuxième moitié du XVIème siècle, sous le règne d’Elisabeth 1re, et qu’Orlando est le jeune héritier d’une riche et noble famille anglaise. A la fin du roman, d’où est tiré l’extrait que nous allons vous lire, Orlando est alors une jeune femme qui roule en voiture dans les rues du Londres de 1928 (date d’édition du roman). Vous pouvez deviner la richesse de la vie d’Orlando et l’état où elle se trouve, submergée qu’elle est par la quantité de souvenirs qui constituent les presque 4 siècles de son existence.
Virginia Woolf, Orlando, Le Livre de Poche, 2012, pp. 298-300
[…] d’une voix hésitante, comme si elle redoutait l’absence de la personne désirée, elle appela : « Orlando ? » Car, s’il est vrai qu’il y a (au hasard) soixante-seize temps différents qui tictaquent en même temps dans l’esprit, combien de personnalités peut-il bien y avoir — à la grâce de Dieu ! — qui trouvent toutes à s’abriter, à un moment donné, dans l’âme humaine ? Certains disent deux mille cinquante-deux. Il n’y a donc vraiment rien de surprenant à ce qu’une personne, en tête-à-tête avec elle-même, appelle « Orlando ? » (si c’est bien son nom) pour signifier : « Viens ! Viens vite ! Ce moi particulier m’ennuie à mourir. J’en veux un autre. » De là proviennent les transformations étonnantes que nous constatons chez nos amis. Mais, par ailleurs, les choses ne sont pas tout à fait aussi simples car, tout en disant, comme Orlando (ayant sans doute besoin d’un autre moi, une fois en pleine campagne), « Orlando ? », on ne peut pas être sûr que le bon Orlando va se présenter ; les moi dont nous sommes faits, empilés les uns sur les autres comme les assiettes sur la main d’un serveur, ont des attachements qui les éloignent de nous, des inclinations, des petites obligations et des droits qui leur sont propres — appelez ça comme vous voulez (et souvent ça n’a pas de nom) —, si bien qu’un moi n’accepte de venir que s’il pleut, un autre s’il y a des rideaux verts dans la pièce, un autre en l’absence de Mrs Jones, un autre si vous pouvez lui assurer un verre de vin, etc. ; tout un chacun peut multiplier, par expérience personnelle, les divers accords passés avec lui par ses divers moi ; et certains sont par trop ridicules et insensés pour être même mentionnés noir sur blanc.
Bref, dans le virage près de la grange, Orlando appela « Orlando ? » sur le ton de l’interrogation, puis elle attendit. Orlando ne vint pas.
« Bon d’accord », dit Orlando avec la bonne humeur que les gens montrent dans ces occasions ; et elle en essaya un autre. Car elle avait une infinie variété de moi en réserve, dépassant de loin les capacités de logement d’une biographie, considérée comme complète dès qu’elle se borne à rendre compte de six ou sept moi, alors qu’une personne peut aisément en compter six ou sept mille. Se limitant donc à ceux qui ont trouvé à se loger ici, Orlando appela peut-être le jeune garçon qui faisait rouler au sol, d’un coup d’épée, la tête du nègre ; ou celui qui la rattachait aux chevrons ; celui qui aimait s’asseoir sur la colline ; celui qui vit le poète ; celui qui tendit à la reine un bol d’eau de rose ; ou peut-être appela-t-elle le jeune homme amoureux de Sasha ; ou le jeune courtisan ; ou l’ambassadeur ; ou le soldat ; ou bien le voyageur ; mais peut-être est-ce la femme dont elle avait besoin ; la Bohémienne ; la grande dame ; la recluse ; la jeune fille amoureuse de la vie ; la protectrice des belles lettres ; la femme qui appelait Mar (pensant à des bains chauds et aux flambées du soir), ou Shelmerdine (pensant aux crocus des bois à l’automne), ou Bonthrop (pensant à notre mort de chaque jour), ou les trois à la fois — pensant à plus de choses que nous ne pouvons en détailler, faute de place ; tous ces moi étaient différents et elle pouvait appeler n’importe lequel d’entre eux. Peut-être ; mais ce qui semble certain (nous sommes ici dans l’univers du « peut-être » et « semble-t-il ») c’est que celui dont elle avait le plus grand besoin, garda ses distances ; car, à l’entendre parler, elle se mit à changer de moi aussi vite qu’elle conduisait — un nouveau surgissait à chaque tournant —, ce qui se produit inexplicablement quand le moi conscient, qui est prédominant et possède le pouvoir de désirer, souhaite rien qu’être un moi unique. Ce que certains appellent le vrai moi et, d’après eux, c’est le résumé de tous les possibles que nous avons en nous ; dirigés et enfermés par le moi Chef, le moi Clé, qui amalgame et contrôle tous les autres. C’est sûrement ce moi-là que poursuivait Orlando, si le lecteur en juge d’après ce qu’elle se disait en conduisant (et si c’est un monologue incohérent, décousu, banal, ennuyeux, cela apprendra au lecteur à ne pas écouter une dame quand elle se parle à elle-même ; nous ne faisons que recopier ses paroles telles qu’elle les prononça, en ajoutant lequel de ses moi se fait entendre, selon nous, mais dans ce domaine nous pouvons très bien nous tromper).