Des mots et des choses

Une lecture publique des participants de l’atelier de lecture à voix haute animé par le comédien Roland Boully

Des mots et des choses

Nous voulons faire de cette lecture un hommage à Umberto Eco, qui est mort le 19 février 2016. Eco est surtout connu pour ses romans : Le nom de la rose, Le pendule de Foucault, … moins pour son travail sur la langue, dans des œuvres assez ardues mais passionnantes dont Kant et l’ornithorynque, dans lequel il étudie en détail le sujet que nous allons aborder ce soir : ”Dire le monde”, et d’où sont tirés quelques textes de ce montage. 

Dire le monde… ? Vaste sujet ! En effet, il nous faudrait explorer ce que c’est que ”dire” et ce que c’est que ”le monde”, faire une étude sur la relation qui existe, ou que nous établissons, entre les mots et les choses du monde, et voyez comme je suis prudent, je dis ”les choses du monde” et non plus le monde. Nous en reparlerons plus tard… Comment dire…

Beckett : Comment dire

Folie  ⎯

folie que de  ⎯

que de  ⎯

comment dire  ⎯

folie que de ce  ⎯

depuis  ⎯

folie depuis ce  ⎯

donné  ⎯

folie donné ce que de  ⎯

vu  ⎯

folie vu ce  ⎯

ce  ⎯

comment dire  ⎯

ceci  ⎯

ce ceci  ⎯

ceci-ci  ⎯

tout ce ceci-ci  ⎯

folie donné tout ce  ⎯

vu  ⎯

folie vu tout ce ceci-ci que de  ⎯

que de  ⎯

comment dire  ⎯

voir  ⎯

entrevoir  ⎯

croire entrevoir  ⎯

vouloir croire entrevoir  ⎯

folie que de vouloir croire entrevoir quoi  ⎯

quoi  ⎯

comment dire  ⎯ […]

Oui ! « Comment dire ? ». Dans ce texte, Samuel Beckett aborde la difficulté de dire. Le texte ne précise pas ce dont il est question, mais les mots lui manquent pour dire, et en conséquence pour penser.

Jean-Pierre Brisset, lui, a des certitudes, des certitudes folles certes, mais qui révèlent cependant une tentation, celle de croire que le langage est à l’origine du monde, que le monde est ce que nous en disons, parce que nous le disons. Dans cet extrait de sa Grammaire logique faisant connaître la formation des langues et celle du genre humain, il nous livre un état de ses réflexions sur la langue ”originelle et primordiale”.

Jean-Pierre Brisset, Grammaire logique faisant connaître la formation des langues et celle du genre humain, pp. 11-21

Ce n’est que pour notre faible intelligence qu’il y a plusieurs langues, l’esprit unique de Dieu qui les a toutes créées n’en voit qu’une, c’est la parole. Nous allons vous donner quelques exemples de leur origine unique : on fait venir le mot tramway de l’anglais, mais ce n’est pas autre chose que le dialecte tire à moué, ordre donné pour se faire tirer sur une branche d’arbre ou autrement.

La mauvaise prononciation des étrangers, bien loin de causer une perturbation dans l’analyse, montre au contraire la parfaite unité des langues. Ainsi un Allemand prononcera che vous tis pour « je vous dis ». Che égale je. On peut en tirer la conclusion que le mot allemand schön qui signifie beau, n’est autre que notre mot jeune. Jeunesse et beauté, n’est-ce pas la même chose ?

[…]

D’après la fable païenne, le plus ancien des dieux est Uranus. Ure anus désigne l’être qui urine par l’anus. L’urètre ou ure-être est l’être primitif.

Les sages nous ont déjà taxé de folie, car nous faisons connaître les choses qui paraissent folie et dont ils sont confondus et confus. Ces vérités les écrasent et ils ne peuvent les combattre. Nos analyses montrent ce qui a été dit et fait, et aussi qui n’a été ni dit ni fait, mais aurait pu l’être. […] 

L’ancêtre n’avait point de sexe apparent ; c’est à sa venue que la parole commença à se développer pour atteindre une quasi-perfection. Cela causait des sensations et des surprises : est quoi ici ? Ce qu’ai ? Ai que ce ? créèrent le mot exe, le premier nom du sexe.

On questionna ensuite : Ce point, sais-tu quoi c’est Ce exe, sais que ce ? Ce qui devint : sexe.

Sais que c’est ? Sexe est, ce excès. Ce excès, c’est le sexe. On voit que le sexe fut le premier excès. Il causa et cause encore tous les excès.

La première chose que remarqua l’ancêtre et qu’il ne connaissait pas, je ne sais que c’est, c’était un sexe jeune, en formation : Jeune sexe est. […] 

Bon, vous avez compris la puissance du piège, quand les jeux de langage, le calembour par exemple, dont Victor Hugo disait qu’il est « la fiente de l’esprit qui vole », font perdre pied, coupent le lien problématique qui lie les mots et les choses.

Nous parlons de mots, mais ce que nous dirons des mots durant cette lecture pourra s’appliquer à toute langue, dont la ”langue des signes” utilisée par nombre de sourds et muets. La langue des signes est une langue à part entière qui, à la place de signes sonores, comme dans notre langue parlée, n’utilise que des signes visuels. Cette langue, qui permet elle aussi de s’interroger sur la relation que les signes, tout comme nos mots, entretiennent avec les choses du monde, possède elle aussi une grammaire, un lexique et des concepts tels que justice, égalité, amour, jalousie, qui ne sont pas des choses physiques mais qui font cependant partie du monde. 

Voici comment Clément Rosset, dans son livre, Le réel, Traité de l’idiotie, traite d’un mot, de ses diverses significations et de leurs relations avec le réel :

Clément Rosset, Le réel, Traité de l’idiotie, 1977, pp. 81-82

On peut lire, dans un certain Dictionnaire de la conversation et de la lecture dû à « une société de savants et de gens de lettres 1 », à l’article « cafard », les lignes suivantes : 

« CAFARD. De tous les hypocrites, le cafard est le plus vil et le plus dangereux. Le masque dont il couvre d’ordinaire son âme de boue est celui de la dévotion, parce qu’elle est presque toujours le moyen le plus sûr de se faire ouvrir les Portes auxquelles il frappe. Mais ce n’est pas dans les sacristies seulement que l’on trouve des cafards. (…) Tout cafard fait abandon de sa dignité et de sa conscience. (…) Le cafard est implacable dans ses haines et ses vengeances. (…) Le cafard partout où il passe laisse des traces de sa bave dégoûtante. » 

Le « cafard » dont il est ici donné description — et qui n’est semble-t-il ni l’insecte noir, hôte familier des carrelages, ni le spleen baudelairien — est une sorte de pur objet linguistique qui ne tire son existence que de la seule grâce du langage. Il existe bien, puisqu’on en parle ; mais il n’existe qu’en tant qu’on en parle. Ôtez le mot, vous ôtez du même coup la chose : si de tels « cafards » disparaissent du dictionnaire, ils disparaissent en même temps de la surface de la terre. Ce sont là, si l’on veut, des choses qui n’existent qu’à l’état de mots. Et ce n’est pas là, on le remarquera rapidement à l’intention des esprits soupçonneux, le sort de toutes les choses désignées par le langage : par exemple, et pour s’en tenir au seul mot de cafard, pris dans le sens d’insecte, on peut bien décider que ce mot a cessé de figurer dans le dictionnaire, on n’en débarrassera pas pour autant son plancher. Le mot est peut-être mort, mais la chose court toujours. Il y a ainsi des mots qui renvoient, qu’on le veuille ou non, à un certain réel ; et d’autres qui se passent, à l’occasion, de toute référence à une quelconque réalité. Or il arrive qu’un langage soit entièrement ou principalement constitué de tels mots, étrangers ou indifférents au réel.

Clément Rosset pose assez clairement, semble-t-il, à sa manière, la question du lien ambigu qui existe entre langage et réel. « Parler le réel, c’est le manquer » dit-il dans la suite du texte, et un peu plus loin « Parler est inévitablement déborder le réel » or, pouvons-nous nous passer de le parler ce réel, dont nous faisons partie ? de le parler entre nous, pour avoir le sel par exemple, pour dire oui ou pour dire non, pour appeler quelqu’un, pour faire part de notre avis sur telle question. Le parler, oui, mais avec quels moyens ? 

Nos outils sont : les noms communs et les noms propres ; les verbes aussi, qui disent les évènements, c’est-à-dire quand il se passe quelque chose entre les choses ; et toute une série d’autres mots tels que les articles, les adjectifs, les adverbes, bref, toutes choses que vous avez apprises à l’école. Nous utilisons tous ces outils quand nous parlons.

Nous vous proposons une expérience. Imaginez une situation, Une journée dans un jardin ouvrier 

(UN TEMPS)

nous allons maintenant vous raconter cette journée d’abord sans verbes, puis sans nom.

Donc, d’abord sans verbes :

« Grincement du petit portail vert, rosée sur l’allée herbeuse et les beaux alignements des carrés de légumes, haricots sur leurs rames, courgettes, poivrons vert jaune orange rouge, batavias, scaroles, reines des glaces, blettes, choux, tomates cœurs-de-bœuf, olivettes, noires de Crimée, arrosage au jet ou à l’arrosoir, soleil de midi estival, tee-shirts ou marcels auréolés sous les aisselles, pastis et rosé glacés sous les tonnelles, rires d’hommes et de femmes, bourdonnement des mouches, tintement des cloches au loin, oubli momentané des ennuis de la semaine, du petit-fils malade, de la fille au chômage, coinche et chamailleries d’un beau dimanche après-midi puis, au soir, le retour à l’appart., le dîner devant la télé et puis de nouveau la nuit et l’apparent sommeil de la vie. »

Maintenant, toujours sur le même thème, sans noms :

(UN TEMPS)

« Ouvrir content, avancer lentement humant, regardant goulûment, se pencher douloureusement pour désherber, bêcher, biner, sarcler suant, s’arrêter, s’essuyer ; écouter siffler, chanter, plaisanter, rire ; se poser, reposer enfin, discuter, manger et s’enivrer joyeusement, jusqu’à s’assoupir, puis jouer, annonçant, coinchant, se chamaillant, pour gagner ou perdre, pour oublier, puis rentrer dîner, et enfin, content, se coucher et aussitôt dormir. »

Que ressort-il de cette expérience ? Une certaine étrangeté. Ces textes sont étranges en effet, d’une formulation peu habituelle. Ils disent bien quelque chose de cette journée, chacun à sa manière, mais de manière boiteuse. Le premier texte est de l’ordre de la description picturale, le second énumère une suite d’évènements ou d’actions que l’on peut supposer classés dans l’ordre chronologique. Les règles de la grammaire sont respectées, ces textes sont écrits en français mais ne sont pas très explicites, incomplets mais se complétant tous deux… 

Autre exemple, que propose Umberto Eco dans son livre Kant et l’ornithorynque :

Discours du schtroumpf qui veut devenir schtroumpf à la place du schtroumpf :

Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, Grasset, 1999, pp. 281-282

« Demain, vous schtroumpferez aux urnes pour schtroumpfer celui qui sera votre schtroumpf ! Et à qui allez-vous schtroumpfer votre voix ? A un quelconque Schtroumpf qui ne schtroumpf pas plus loin que le bout de son schtroumpf ? Non ! Il vous faut un Schtroumpf fort sur qui vous puissiez schtroumpfer ! Et je suis ce Schtroumpf ! Certains – que je ne schtroumpferai pas ici – schtroumpferont que je ne schtroumpfe que les honneurs ! Ce n’est pas schtroumpf ! C’est votre schtroumpf à tous que je veux et je me schtroumpferai jusqu’à la schtroumpf s’il le faut pour que la schtroumpf règne dans nos schtroumpfs ! Et ce que je schtroumpfe, je schtroumpferai, voilà ma devise ! C’est pourquoi tous ensemble, la schtroumpf dans la schtroumpf, vous voterez pour moi ! Vive le pays Schtroumpf ! »

Nous comprenons tout ou presque de ce que raconte ce candidat aux prochaines élections. Comment se fait-il que nous comprenions, alors que nous devrions, à cause de la pauvreté du vocabulaire, du retour constant du même mot : ”schtroumpf”, rester dans le flou ? Cependant, ce discours, nous le reconnaissons. Nous pourrions mettre à la place du mot ”schtroumpf, les mots correspondant dans notre vie, qui n’est pourtant pas tout à fait celle des Schtroumpfs.

Il n’est pas besoin d’aller au pays des Schtroumpfs pour se trouver face au même phénomène. Combien de fois n’avons-nous pas utilisé les mots ”trucs” ou ”choses” pour remplacer un mot que momentanément nous avions oublié. Nous pouvons aussi nous servir de ces mots comme sous-entendus, pour préserver notre pudeur par exemple et pouvoir parler quand même de sujets considérés comme délicats sans passer pour un grossier personnage. C’est ce qu’a fait d’Abbé de l’Attaignant à propos de… mais vous allez deviner très rapidement ce dont il s’agit :

Madame quel est votre mot 

Et sur le mot et sur la chose 

On vous a dit souvent le mot 

On vous a fait souvent la chose 

Ainsi de la chose et du mot 

Vous pouvez dire quelque chose 

Et je gagerais que le mot 

Vous plaît beaucoup moins que la chose 

Pour moi voici quel est mon mot 

Et sur le mot et sur la chose 

J’avouerai que j’aime le mot 

J’avouerai que j’aime la chose 

Mais c’est la chose avec le mot 

Mais c’est le mot avec la chose 

Autrement la chose et le mot 

À mes yeux seraient peu de chose 

Je crois même en faveur du mot 

Pouvoir ajouter quelque chose 

Une chose qui donne au mot 

Tout l’avantage sur la chose 

C’est qu’on peut dire encore le mot 

Alors qu’on ne fait plus la chose 

Et pour peu que vaille le mot 

Mon Dieu c’est toujours quelque chose 

De là je conclus que le mot

Doit être mis avant la chose 

Qu’il ne faut ajouter au mot 

Qu’autant que l’on peut quelque chose 

Et que pour le jour où le mot 

Viendra seul hélas sans la chose 

Il faut se réserver le mot 

Pour se consoler de la chose 

Pour vous je crois qu’avec le mot 

Vous voyez toujours autre chose 

Vous dites si gaiement le mot 

Vous méritez si bien la chose 

Que pour vous la chose et le mot 

Doivent être la même chose 

Et vous n’avez pas dit le mot 

Qu’on est déjà prêt à la chose 

Mais quand je vous dis que le mot 

Doit être mis avant la chose 

Vous devez me croire à ce mot 

Bien peu connaisseur en la chose 

Eh bien voici mon dernier mot 

Et sur le mot et sur la chose 

Madame passez-moi le mot 

Et je vous passerai la chose.

En fait, ce poème ne parle que de sexe, mais de telle manière qu’il paraît pudique. Quel paradoxe ! Ce qui pourrait être cru devient coquin, il suggère plus qu’il ne dit. Cependant, tout ceci n’est compréhensible que lorsqu’il y a connivence. L’implicite est la base même de ce poème.

Bon, mais tout cela n’est que fiction, direz-vous. La réalité est bien plus simple à percevoir que ne le laisse entendre tous ces écrivains. Oui, peut-être, mais… si on suit ce que Nelson Goodman (philosophe américain, ce détail est important) écrit dans son livre Manières de faire des mondes, on voit que, tout de même, cela n’est pas si simple :

Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, Folio Essais, 2006, pp. 106-107

Il y a peu de temps, quelqu’un m’a demandé avec une certaine irritation « Ne pouvez-vous voir ce qui est devant vous ? » Eh bien, oui et non. Je vois devant moi des gens, des sièges, des papiers et des livres, et aussi les couleurs, les formes et les motifs, qui sont devant moi. Mais est-ce que je vois les molécules, les électrons, et la lumière infrarouge, qui sont aussi devant moi ? Et est-ce que je vois cet État, les États-Unis, ou l’univers ? Au juste, je ne vois que des parties de ces entités générales, mais alors je ne vois aussi que des parties des gens, des sièges, etc. Et si je vois un livre, et que c’est un amas de molécules, alors est-ce que je ne vois pas un amas de molécules ? Mais, d’un autre côté, ne puis-je voir un amas de molécules sans voir aucune d’entre elles ? Si je ne peux pas dire que je vois un amas de molécules parce que « amas de molécules » est une façon sophistiquée de décrire ce que je vois — on n’y parvient pas en un simple coup d’oeil —, alors comment pourrais-je dire que je vois un aimant ou un champignon vénéneux ? Supposons que quelqu’un me demande si j’ai vu l’entraîneur de football à ma conférence, et que je lui réponde « Non ». Mais il était là dans l’auditoire, et j’ai certainement vu tout le monde dans l’auditoire. Bien que je l’aie vu, je dis que je ne l’ai pas vu, parce que je ne savais pas que l’homme qui était au bout à droite de la huitième rangée du centre était l’entraîneur de football. 

Et déjà nous sommes en danger de nous perdre dans un enchevêtrement par-trop-familier de questions pas-trop-claires. Vous serez content d’entendre, et je suis encore plus content de dire, que je ne m’occuperai pas de telles questions sur la vision et la non-vision de ce qui est devant nous, mais plutôt de quelques cas de vision de ce qui n’est pas devant nous. 

Comme le rappelle Goodman, nous ne percevons pas la totalité du réel. Percevoir ne dépend pas seulement des sens. Mais, laissons-le s’occuper de « cas de vision de ce qui n’est pas devant nous », et allons découvrir comment il est possible de raisonner à partir de ”choses” familières comme un chat et un chien. 

Raisonner, c’est établir des liens dits logiques entre des choses. Voilà ce que cela peut donner quand c’est Ionesco qui écrit. Le dialogue qui va suivre est extrait de Rhinocéros, il se déroule alors que les rhinocéros envahissent la ville, ce qui ne trouble aucunement nos deux protagonistes.

Extrait de Rhinocéros d’Eugène Ionesco

LE LOGICIEN – Voici un syllogisme exemplaire. Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes. Donc Isidore et Fricot sont chats.

LE VIEUX MONSIEUR – Mon chien aussi a quatre pattes.

LE LOGICIEN – Alors, c’est un chat.

LE VIEUX MONSIEUR, après avoir longuement réfléchi. – Donc, logiquement, mon chien serait un chat.

LE LOGICIEN – Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai.

LE VIEUX MONSIEUR – C’est très beau la logique.

LE LOGICIEN – À condition de ne pas en abuser. Autre syllogisme : tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.

LE VIEUX MONSIEUR – Et il a quatre pattes. C’est vrai, j’ai un chat qui s’appelle Socrate.

LE LOGICIEN – Vous voyez…

LE VIEUX MONSIEUR – Socrate était donc un chat !

LE LOGICIEN – La logique vient de nous le révéler. Revenons à nos chats. Le chat Isidore a quatre pattes. C’est donné par hypothèse.

LE VIEUX MONSIEUR – Ah ! par hypothèse !

LE LOGICIEN – Fricot aussi a quatre pattes. Combien de pattes auront Fricot et Isidore ?

LE VIEUX MONSIEUR – Ensemble ou séparément ?

LE LOGICIEN – Ensemble ou séparément, c’est selon.

LE VIEUX MONSIEUR – Huit, huit pattes.

LE LOGICIEN – La logique mène au calcul mental.

LE VIEUX MONSIEUR – Elle a beaucoup de facettes !

LE LOGICIEN – La logique n’a pas de limites ! Vous allez voir : j’enlève deux pattes à ces chats. Combien leur en restera-t-il à chacun ?

LE VIEUX MONSIEUR – C’est compliqué

LE LOGICIEN – C’est simple au contraire.

LE VIEUX MONSIEUR – C’est facile pour vous, peut-être, pas pour moi.

LE LOGICIEN – Faites un effort de pensée, voyons. Appliquez-vous.

LE VIEUX MONSIEUR – Je ne vois pas.

LE LOGICIEN – On doit tout vous dire. Prenez une feuille de papier, calculez ! On enlève six pattes aux deux chats, combien de pattes restera-t-il à chaque chat ?

LE VIEUX MONSIEUR – Attendez… Il calcule sur une feuille qu’il tire de sa poche.

Il y a plusieurs solutions possibles.

LE LOGICIEN – Dites. Je vous écoute.

LE VIEUX MONSIEUR – Une première possibilité : un chat peut avoir quatre pattes, l’autre deux.

LE LOGICIEN – Vous avez des dons, il suffisait de les mettre en valeur.

LE VIEUX MONSIEUR – Je n’ai guère eu le temps. J’ai été fonctionnaire.

LE LOGICIEN – On trouve toujours le temps de s’instruire.

LE VIEUX MONSIEUR – C’est un peu tard pour moi.

LE LOGICIEN – Il n’est jamais trop tard. Alors, les autres solutions ? Avec méthode, avec méthode…

LE VIEUX MONSIEUR – Il peut y avoir un chat à cinq pattes… Et un autre chat à une patte. Mais alors seront-ils toujours des chats ?

LE LOGICIEN – Pourquoi pas ?

LE VIEUX MONSIEUR – En enlevant les deux pattes sur huit des deux chats, nous pouvons avoir un chat à six pattes et un chat sans pattes du tout.

LE LOGICIEN – Dans ce cas, il y aurait un chat privilégié.

LE VIEUX MONSIEUR – Et un chat aliéné de toutes ses pattes, déclassé ?

LE LOGICIEN – Ce ne serait pas juste. Donc, ce ne serait pas logique.

LE VIEUX MONSIEUR – Pas logique ?

LE LOGICIEN – Car la justice, c’est la logique.

LE VIEUX MONSIEUR – Je saisis. La justice… la justice, c’est encore une facette de la logique.

LE LOGICIEN – Votre esprit s’éclaire !

LE VIEUX MONSIEUR – D’ailleurs, un chat sans pattes du tout ne pourrait plus courir assez vite pour attraper les souris.

LE LOGICIEN – Vous faites déjà des progrès en logique. Même sans pattes, le chat doit attraper les souris. C’est dans sa nature.

Bon, d’accord, Ionesco sait pousser les vices de raisonnement jusqu’à l’absurde, il chamboule les catégories établies, évidentes, celle dont on ne discute pas. Un chat est un chat et un chien un chien. Quoique… peut-être pas pour tout le monde, et sans aller chercher dans la fiction. Michel Foucault, dans la préface de son livre Les mots et les choses, citant Borges, rappelle la façon dont, dans une certaine encyclopédie chinoise, les animaux sont classés :

Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, (premier paragraphe de sa préface)

[…][dans]« une certaine encyclopédie chinoise » […] il est écrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessiné avec un pinceau très fin en poil de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin ressemblent à des mouches ». Dans l’émerveillement de cette taxinomie, ce qu’on rejoint d’un bond, ce qui, à la faveur de l’apologue, nous est indiqué comme le charme exotique d’une autre pensée, c’est la limite de la nôtre : l’impossibilité nue de penser cela.

Le charme des catégories chinoises nous rappelle que nos catégories, qui nous sont si naturelles, sont des constructions, efficaces et pas dénuées de fondements, mais pas absolument universelles. Par exemple, si nous parlons de la neige, tout le monde sait en France ce que c’est que la neige, un peu plus dans le nord et en montagne que dans le sud, d’accord, mais arriverions-nous à nous entendre avec des esquimaux ? Écoutons donc ce que Georges Perec dans Penser/Classer dit à propos de la glace du point de vue des Esquimaux, et les réflexions qu’il en tire:

Georges Perec, Penser/Classer, Hachette, 1992, pp. 157-158

Les Esquimaux

Les Esquimaux, m’a-t-on affirmé, n’ont pas de nom générique pour désigner la glace ; ils ont plusieurs mots (j’ai oublié le nombre exact, mais je crois que c’est beaucoup, quelque chose comme une douzaine) qui désignent spécifiquement les divers aspects que prend l’eau entre son état tout à fait liquide et les diverses manifestations de sa plus ou moins intense congélation. 

Il est difficile, évidemment, de trouver un exemple équivalent en français ; il se peut que les Esquimaux n’aient qu’un mot pour désigner l’espace qui sépare leurs igloos alors que nous en avons au moins, dans nos villes, sept (rue, avenue, boulevard, place, cours, impasse, venelle) et les Anglais au moins vingt (street, avenue, crescent, place, road, row, lave, mews, gardens, terrace, yard, square, circus, grove, court, greens, houses, gate, ground, way, drive, walk), mais nous avons tout de même un nom (« artère », par exemple) qui les englobe tous. De même, si nous parlons à un pâtissier de la cuisson du sucre, il nous répondra justement qu’il ne saurait nous comprendre si nous ne précisons pas le degré de cuisson voulu (filé, cassé, roulé, etc.), mais enfin le concept « cuisson du sucre » sera pour lui tout à fait établi.

Nous n’avons donc pas les mêmes catégories. Entre esquimaux, cela ne pose pas de problème, entre esquimaux et nous, urbain ou ruraux, très certainement, entre esquimaux et alpinistes de parois glacées, peut-être pas car ces derniers parlent de glace fine ou fournies, aérée ou compacte, etc. 

Pour en revenir à la neige, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’au pôle Nord pour constater ce genre de différences, elle existe entre ceux qui ont fait du ski et ceux qui n’en ont jamais fait. Ceux qui ont fait du ski ont enrichi leur vocabulaire concernant la neige, ils parlent de poudreuse, de tôle, de soupe, etc.

À propos de soupe, qu’est-ce que je mets dans la mienne ? Des pommes de terre. Oui, mais laquelle, de la bintje, de la mona-lisa ou de la charlotte ? Et à propos de pomme, quand je vais au marché, comment faire la différence visuellement entre la delbard, la jonagold et la pitchounette, elles sont toutes trois rouge et jaune ? Mais elles ont chacune un goût bien différent.

Quand nous sommes entre nous, dans notre milieu habituel, il n’est pas nécessaire de définir à chaque fois les mots que nous employons, nous les connaissons, nous nous comprenons, et souvent même à demi-mot. Mais il n’est pas évident d’expliquer à quoi correspondent certains mots que nous employons presque tous les jours, comme St Augustin l’a expérimenté à propos de ce qu’est de temps. Il disait : « Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus »

Umberto Eco va, encore une fois, nous aider à saisir ce qu’il en est de ce problème grâce à une expérience qu’il avait faite en 1968 pour amuser des enfants :

Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque, Grasset, 1999, pp.190-194

Nous savons que les enfants n’acquièrent de compétences classificatoires qu’à un certain âge, ce qui ne les empêche pas de reconnaître parfaitement de nombreux objets. Le dialogue qui suit est la transcription d’un enregistrement fait sans aucune intention scientifique en 1968, au cours d’une fête d’enfants, et dans le seul but de les faire jouer avec le magnétophone, en leur racontant des histoires ou en improvisant des dialogues. Pour autant que je me souvienne, l’enfant dont je transcris les réponses, et que nous appellerons Pinco, avait quatre ou cinq ans. 

MOI — Écoute, Pinco, je suis un monsieur qui a toujours habité sur une île déserte où les oiseaux n’existaient pas, seulement des chiens, des vaches, des poissons mais pas d’oiseaux. Á présent, je me retrouve ici et je te demande de m’expliquer ce qu’est un oiseau pour que je puisse le reconnaître au cas où j’en verrais un… 

PINCO — Alors, il a un peu de chair, mais il a un petit corps, et il a des jambes toutes fines et une petite tête fine et un petit corps, et il a aussi des petites ailes et un peu de plumes sur son corps et… et aussi il vole avec ces plumes et… 

[Comme on le voit, le petit garçon a son idée de l’oiseau, il est probablement en train de penser aux seuls oiseaux qu’il a vus sur le balcon de la maison, les moineaux, et cela pourra nous suggérer une idée dans la discussion qui suivra sur les prototypes; mais Pinco ne pense absolument pas à dire qu’un oiseau est un bipède volant.]

L’histoire de Pinco :

MOI — Très bien. Maintenant écoute. Je suis un monsieur qui a toujours vécu au sommet d’une montagne, où je me désaltérais en mangeant des fruits, mais je n’ai jamais vu d’eau, Alors tu devrais m’expliquer comment c’est de l’eau. 

PINCO — Comment c’est fait? 

MOI — Oui. 

PINCO — Je sais pas, moi, comment c’est fait de l’eau parce qu’on me l’a même pas expliqué… 

MOI — Tu n’en as jamais vu? 

PINCO — Oui, quand tu mets les mains sous l’eau… 

MOI — Mais moi je ne sais pas comment c’est fait de l’eau et comment je fais pour mettre les mains sous l’eau ? 

PINCO — Mais sous l’eau qui mouille… tu mets d’abord les mains sous l’eau, après tu prends du savon et tu t’en mets et après tu rinces avec l’eau… 

MOI — Tu m’as dit ce que je devais faire avec l’eau, mais tu ne m’as pas dit ce que c’est que l’eau. Peut-être que c’est ce truc rouge qui brûle et qu’il y a dans la poêle ? 

PINCO — Nooon ! L’eau c’est… c’est… 

MOI — Qu’est-ce que je vois quand je vois de l’eau ? Comment je fais pour comprendre que c’est de l’eau ? 

PINCO — Tu te mouilles quand tu mets les mains sous l’eau ! 

MOI — Mais qu’est-ce que ça veut dire que ça mouille ? Si je ne sais pas ce que c’est l’eau, je ne sais pas ce que c’est mouiller… 

PINCO — C’est transparent… 

MOI — Ah ! c’est comme la chose qu’il y a sur la fenêtre, quand quelqu’un peut voir de l’autre côté ? 

PINCO — Nooon ! 

MOI — Tu as dit que c’est transparent… 

PINCO — Non, c’est pas une vitre, une vitre ça mouille pas ! 

MOI — Mais qu’est-ce que ça veut dire mouiller? 

PINCO — Mouiller c’est que… alors, heu… alors… 

(INTERVENTION D’UN AUTRE ADULTE) — Ce monsieur devrait le savoir s’il mange toujours des fruits sur sa montagne… 

PINCO — C’est humide ! 

MOI — Très bien. L’eau est humide comme les fruits ? 

PINCO — Un peu. 

MOI — Un peu. Et elle est faite comme un fruit, elle est ronde… 

PINCO — Nooon, l’eau c’est comme… elle va partout, elle va dans tous les coins, les ronds, les carrés, dans tous les coins… 

MOI — Elle prend toutes les formes qu’elle veut ? 

PINCO — Heu… 

MOI — Alors partout on peut voir de l’eau carrée, ronde… 

PINCO — Non, pas partout, que dans les rivières, les ruisseaux, les lavabos, les baignoires.

MOI — Alors c’est quelque chose de transparent, d’humide, et qui prend 1a forme de toutes les choses dans lesquelles elle est ? 

PINCO — Oui. 

MOI — Donc ce n’est pas quelque chose de solide comme le pain… 

PINCO — Non ! 

MOI — Et si ce n’est pas solide qu’est-ce que c’est ? 

PINCO — Bof ! 

MOI — Tout ce qui n’est pas solide c’est quoi ? 

PINCO — C’est de l’eau. 

MOI — C’est liquide peut-être ? 

PINCO — Oui, c’est ça, l’eau est un liquide transparent qu’on peut pas boire parce que, dans l’eau normale, il y a des moucherons, des microbes qu’on voit pas… 

MOI — Très bien. Un liquide transparent. 

[Comme on le voit, Pinco sait ce qu’est un liquide. Après de nombreuses suggestions, il arrive même à une définition qui ferait la joie d’un lexicologue (« liquide transparent »). Apparemment, Pinco n’y arrive pas tout seul et la première définition qu’il donne est de caractère fonctionnel ; (ce à quoi sert l’eau : il ne s’oriente pas sur les caractéristiques « dictionnairiques » ou morphologiques de l’objet mais sur ses affordances). Mais rappelons la question : elle parlait d’un monsieur sur une île qui se désaltérait avec des fruits mais qui ne savait pas ce qu’était l’eau. Pinco a compris que le monsieur buvait des jus de fruits, l’idée de liquidité lui semblait par conséquent implicite. Il a essayé d’identifier d’autres caractéristiques de l’eau par rapport à d’autres liquides. (…)

Il n’est pas évident, comme l’illustre bien Eco, de parler des choses qui font partie de notre quotidien. Nous sommes désarmés au point d’être parfois redondant : « De l’eau, et bien… c’est de l’eau quoi ! » Afin de trouver une réponse un peu plus pertinente, il nous faudrait faire une analyse de la connaissance que nous avons des bases qui constituent notre monde.

Pour finir notre lecture, et bien que nous soyons conscients de n’avoir fait qu’effleurer notre thème de départ, Dire le monde, nous vous proposons d’écouter ce que raconte Oliver Sacks d’un de ses patients, un musicien, le docteur P., venu le consulter accompagné de sa femme. Nous prenons le récit en route, l’homme s’est déjà présenté, la consultation est engagée :

Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Points/Essais, 1992, pp. 24-26

— Que se passe-t-il ?

 — Rien que je sache, mais les gens ont l’air de penser que j’ai quelque chose aux yeux.

 — Mais vous-même ne constatez aucun problème visuel ?

 — Non, pas directement, mais il m’arrive de faire des erreurs. 

Je quittai la pièce un instant pour parler à sa femme. Lorsque je revins, le docteur P. était assis tranquillement près de la fenêtre, attentif ; il semblait scruter plus que regarder.

— La circulation, les bruits de la rue, les trains dans le lointain – ils font une sorte de symphonie, vous ne trouvez pas ? Vous connaissez Pacifique 231, d’Honegger ? 

— Quel homme merveilleux ! pensais-je. Comment peut-il avoir quelque chose de sérieux ? Allait-il me permettre de l’examiner ? 

— Oui, bien sur, docteur Sacks. 

Je calmai mon inquiétude, la sienne aussi peut-être, en procédant à la routine apaisante d’un examen neurologique – force des muscles, coordination, réflexes, tonus… Ce fut pendant que j’examinais ses réflexes – un rien anormal dans l’hémicorps gauche – que se manifesta la première bizarrerie. J’avais enlevé sa chaussure gauche et grattais sa plante de pied avec une clé – un test de réflexe apparemment insignifiant, mais en fait essentiel puis, m’excusant d’avoir à revisser mon ophtalmoscope, je I’avais laissé remettre lui-même sa chaussure. À ma surprise, une minute plus tard il ne l’avait pas encore fait.

 — Puis-je vous aider ?

 — Aider à quoi ? Aider qui ?

 — Vous aider à remettre votre chaussure.

 — Ah, j’avais oublié la chaussure. La chaussure ! La chaussure ! Il semblait déconcerté.

 — Votre chaussure, peut-être devriez-vous la remettre. II continuait à regarder le sol, à côté de la chaussure, avec une concentration intense mais mal placée. Finalement, son regard se fixa sur son pied :

 — C’est ma chaussure, n’est-ce pas ? 

Avais-je mal entendu ? Avait-il mal vu ? 

« Mes yeux » et il mit la main sur son pied. « Voici ma chaussure, n’est-ce pas ? »

 — Non, c’est votre pied. Voilà votre chaussure.

 — Ah, je pensais que c’était mon pied. 

Plaisantait-il ? Était-il fou ? Aveugle ? Si c’était là une de ses « étranges erreurs », c’était l’erreur la plus étrange que j’aie jamais rencontrée. 

Je I’aidai pour sa chaussure (son pied) afin d’éviter d’autres complications. Le docteur P. lui-même ne semblait pas du tout troublé, plutôt indifférent, amusé peut-être. Je repris mon examen. Son acuité visuelle était bonne : il n’avait pas de difficulté à voir une épingle par terre, bien qu’il pût parfois lui arriver de ne pas la voir si elle se trouvait sur sa gauche. 

Il voyait bien, mais que voyait-il ? J’ouvris un exemplaire du National Geographic Magazine et lui demandai d’en décrire quelques photos. Ses réponses furent très curieuses. Ses yeux sautaient d’un point à un autre, il remarquait des détails imperceptibles […]. Une brillance, une couleur, une forme arrêtaient son attention et lui tiraient un commentaire, mais en aucun cas il ne voyait une scène dans son ensemble. Il ne parvenait pas à voir le tout, mais seulement des détails qu’il enregistrait comme des taches sur un écran radar. II ne considérait jamais l’image dans son ensemble – il n’affrontait pour ainsi dire jamais la physionomie de l’image : le paysage ou la scène n’avait pour lui aucun sens. Je lui montrai la photographie de couverture, représentant une étendue infinie de dunes sahariennes. — Que voyez-vous ici ?

— Je vois une rivière. Et une petite auberge avec sa terrasse sur l’eau. Des gens sont en train de dîner sur la terrasse. Je vois des parasols de couleur ici et là. II regardait, si l’on peut dire, au-delà de la couverture, en l’air, et inventait des détails inexistants comme si l’absence de détails dans la photo en question l’avait conduit à imaginer la rivière, la terrasse et les parasols colorés. 

Je devais avoir l’air consterné, mais lui semblait plutôt satisfait de ses réponses. Il y avait un début de sourire sur son visage. Il semblait aussi avoir décidé que l’examen était terminé, et commençait à chercher son chapeau. Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un chapeau ! Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude.

Ce texte est extrait de L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

Durant cette lecture, nous avons surtout abordé la relation des mots avec les choses du monde, et je dis bien ”les choses du monde” car, en ce qui concerne le monde, je ne sais pas ce qu’il est, il est bien trop vaste et la connaissance que nous en avons est trop infime, elle se résume à ce nous en disent les astrophysiciens et les poètes. 

Les choses du monde, ce ne sont pas seulement les objets physiques. Sont des choses du monde évidentes : les tables, les chaises, les chaussures, les arbres (dont nous ne voyons pourtant, la plupart du temps, que la partie aérienne), les voitures, et aussi Patti Smith, Julien Lepers, Angela Merkel, Maylis de Kerangal, Salman Rushdie. Mais sont aussi des choses du monde Alice (celle de Lewis Caroll), don Quichotte, Nasr Eddin Hodja, Iseult et la fée Carabosse, personnages imaginaires, et aussi Simone Weill, Charles de Gaulle et Charlemagne, Louise Labé, Mao Tsé Toung, ceux-là sont morts. Toutes ces choses existent à leur manière puisque nous les nommons, mais sur un autre mode que les choses physiques. Et les nuages, les merveilleux vagues, sont-ils des choses, eux qui sont si changeants, et impalpables ?

Pour clore ce moment d’interrogation sur les mots et les choses, voici un texte attribué à John Maynard Keynes, l’économiste anglais qui a écrit sur le rôle de l’État dans l’économie internationale. Keynes était un ami de Ludwig Wittgenstein, philosophe autrichien. Ce texte fait partie du scénario écrit par Terry Eagleton pour le film de Dereck Jarman sur ce philosophe.

Le film de Derek Jarman, L’éclat, 2005, pp. 172-173 

KEYNES: Laisse-moi te raconter une petite histoire. Il était une fois, un jeune homme qui rêvait de réduire le monde à de la pure logique. Et comme c’était un jeune homme intelligent, il y parvint finalement. Quand il eut fini, il fit un pas en arrière pour admirer son œuvre. C’était merveilleux: un monde débarrassé de l’imperfection et de l’indétermination, semblable à d’infinies étendues de glace brillante qui se déployaient à l’horizon. Ainsi, le jeune homme intelligent regarda le monde qu’il avait créé, et décida de partir à sa découverte. Il fit un pas en avant et s’effondra de tout son long sur le dos. Vois-tu, il avait oublié le frottement. La glace était lisse, plane et immaculée, mais on ne pouvait y marcher. Alors le jeune homme intelligent s’assit et pleura des larmes amères. Après quelques années, il mûrit et devint un vieux sage et il parvint à comprendre que la rugosité et l’ambiguïté ne sont pas seulement des imperfections. Elles sont ce qui fait tourner le monde. Il voulait courir et danser. Les paroles et les choses éparpillées sur ce terrain étaient toutes imparfaites, obscures et ambiguës; et le vieux sage vit que c’était là le mode d’être des choses. Mais en lui demeurait la nostalgie de la glace où tout était radieux, absolu et inflexible. Et donc, bien que lui plaise l’idée du terrain brut, il ne parvenait pas à se convaincre d’y vivre. Ainsi, il se trouvait désormais abandonné entre terre et glace, et en aucun des deux il ne se sentait chez lui, et ce fut la cause de tous ses tourments.