La liberté de penser et de s’exprimer/Kant/extrait n°39

Le texte ci-dessous est extrait d’un célèbre opuscule de Kant intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Sous le règne de Frédéric II, dit Frédéric le Grand,( 1712-1786) les Lumières connaissent leur apogée et de nombreux intellectuels européens fréquentent la cour du roi de Prusse. Mais en 1784, date à laquelle Kant publie cet opuscule, le Lumières sont déjà l’objet d’attaques diverses,  et le successeur de Frédéric II, son neveu, Frédéric-Guillaume II, mènera une politique répressive, intolérante envers les intellectuels et la presse. Le texte de Kant s’inscrit donc dans une dimension politique, le philosophe aura lui-même des démêlés avec la censure dans les années suivantes, et ce, pratiquement jusqu’à la mort de Frédéric-Guillaume II (en 1797).

« Accéder aux Lumières consiste pour l’homme à sortir de la minorité où il se trouve par sa propre faute.

Être mineur, c’est être incapable de se servir de son propre entendement sans la direction d’un autre. L’homme est par sa propre faute dans cet état de minorité (1) quand ce n’est pas le manque d’entendement qui en est la cause mais le manque de décision et de courage à se servir de son entendement sans la direction d’un autre. Sapere aude ! (ose savoir !). Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. 

(…) Or pour propager les Lumières, il n’est rien requis d’autre que la liberté ; et, à vrai dire, ce qu’il y a de plus inoffensif sous ce nom, à savoir la liberté de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends à présent crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas ! ». L’officier dit : « ne raisonnez pas, faites les manoeuvres ! ». Le fonctionnaire des finances : « Ne raisonnez pas, payez ! ». Le prêtre : « Ne raisonnez pas , croyez ! » . (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! »). Dans tous les cas, la liberté est limitée. Or quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Laquelle n’est pas un obstacle mais peut-être même les favorise ? – Je réponds : il faut que l’usage public de la raison soit toujours libre et lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes : mais l’usage privé (2) de la raison peut dans bien des cas être très étroitement limité sans que cela fasse particulièrement obstacle aux Lumières. J’entends par faire un usage public de sa propre raison : faire usage de sa raison en tant que savant devant le public entier qu’est le monde des lecteurs. J’appelle usage privé l’usage qu’il est permis de faire de sa raison dans l’exercice  de la charge ou de la fonction qui lui a été confiée comme citoyen. Or pour beaucoup d’activités concourant à l’intérêt du corps commun, un certain mécanisme est nécessaire, qui impose à quelques-uns de ses membres un comportement purement passif, une unanimité artificielle produite par le gouvernement les dirigeant vers des fins publiques, ou du moins les empêchant de les détruire. Alors il n’est certes pas permis de raisonner ; il faut au contraire obéir. Mais en tant que cette partie de la machine se considère en même temps comme membre d’un corps commun entier, et même de la société cosmopolitique, par conséquent en qualité de savant qui s’adresse par des écrits à un public au sens propre, il lui est tout à fait possible de raisonner sans qu’en pâtissent les activités auxquelles, comme membre passif, il est attaché en partie. Ainsi il serait très dangereux qu’un officier auquel son supérieur a donné un ordre veuille en service ratiociner à voix haute sur le caractère approprié ou sur l’utilité de cet ordre ; il faut qu’il obéisse. Mais on ne peut légitimement lui interdire de faire, comme savant, des remarques commises dans les opérations militaires et de les soumettre au jugement de son public. Le citoyen ne peut pas refuser de payer les impôts qui lui sont réclamés ; même une désapprobation impertinente à l’égard de ces impôts, s’il doit les acquitter, peut être punie comme un scandale (qui pourrait entraîner la désobéissance de tous). Malgré cela, le même homme n’agit pas contre son devoir de citoyen si, comme avant, il exprime publiquement ses pensées contre la maladresse ou même l’injustice de telles prescriptions. De même,  un prêtre est obligé de s’adresser à ses élèves, pour le catéchisme, et à ses fidèles selon les symboles de l’Église dont il est le serviteur ; car il a été nommé à cette condition. Mais, comme savant, les ayant mûrement réfléchies et les ayant conduites selon une intention bonne, il a l’entière liberté, et c’est même là sa vocation, de communiquer au public toutes ses pensées sur ce qu’il y a d’incorrect dans tel symbole et de lui soumettre ses propositions pour un meilleur aménagement des choses de la religion et de l’Église. (…) Ainsi, l’usage qu’un homme fait de ses fonctions d’enseignement devant ses fidèles est seulement un usage privé ; parce que ce n’est jamais qu’une réunion domestique, quelle que soit son ampleur ; et à cet égard, il n’est pas libre comme prêtre, et il n’y a pas lieu qu’il le soit, parce qu’il remplit une charge étrangère. Au contraire, comme savant, s’adressant par des écrits au public proprement dit, c’est-à dire au monde (entier), faisant par conséquent un usage public de sa raison, le prêtre jouit d’une liberté illimitée de se servir de sa propre raison et de parler en son nom propre. Que les tuteurs du peuple (en matière de religion) doivent être à leur tour mineurs, c’est en effet une aberration qui revient à perpétuer les aberrations. »

KANT , « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1784) (ed. classiques Hatier de la philosophie, traduction Jean-Michel Muglioni- 1999)

  1. Les termes « mineur », « minorité »,  ne sont pas pris ici en leur sens juridique (lorsque l’on distingue l’enfant de l’adulte à partir d’un âge légal). Ils désignent le renoncement (« par paresse ou par lâcheté » selon Kant) à faire usage de sa propre capacité de juger, et le fait de s’en remettre passivement à des opinions toutes faites auxquelles nous adhérons comme si elles étaient les nôtres, sans en faire un examen critique. Ce sont alors non pas des jugements mais des « préjugés » , terrain sur lequel prospèrent les despotes, les « tuteurs » de toutes sortes auxquels nous aliénons notre liberté. La raison n’est pas libre lorsqu’elle est sous l’emprise des préjugés. Elle n’est dans l’hétéronomie, au sens où elle ne fait qu’admettre sans comprendre des opinions qui lui sont extérieures. À l’inverse, l’autonomie qui caractérise un esprit libre consiste à exercer sa propre capacité de juger, ce qui requiert un apprentissage.
  1. « usage privé et usage public » de la raison : ces termes ne sont pas utilisés dans ce texte selon le sens que nous leur donnons ordinairement. « Privé » ne désigne pas ici la sphère de ce que l’on appelle aujourd’hui « la vie privée » mais l’adjectif est attribué par Kant à un usage précis de la raison : l’usage privé que l’on peut faire de sa raison se rapporte à ce que l’on peut faire lorsque l’on est dans le cadre de sa fonction, dans le poste que l’on occupe : dans ce cadre, la liberté de chacun est limitée par les règles propres à l’institution , au cadre dans lequel on exerce une profession ; chaque individu est alors tenu d’ obéir aux règles en vigueur dans ce cadre, et non d’agir à sa guise s’il les désapprouve, ni même d’exprimer son désaccord lorsqu’il est dans l’exercice de sa charge. Mais cette limitation de la liberté  n’est légitime que si elle a pour contrepartie la possibilité pour chacun de faire un usage public de sa raison, c’est-à-dire de pouvoir exprimer publiquement, principalement dans des écrits, des critiques visant à suggérer des réformes. La liberté d’expression est une condition indispensable au progrès de toute institution. (Kant envisage cet exercice critique de la raison pour toutes les institutions, y compris les Églises). On peut noter ici que les critiques émises proviennent de l’usage de la raison, selon Kant, et ne relèvent pas des émotions spontanées de chaque individu. La « publicité » consiste ici à rendre publiques des opinions que l’on soumet au jugement des autres, lesquels ont toute liberté pour les critiquer , c’est-dire pour les examiner.  Le débat public qui s’instaure alors peut ainsi favoriser le progrès des Lumières. 

(https://aussitotdit.net/Un temps pour lire/12/11/20)