« Mots à lire, mots à penser » : une lecture publique sur la perception

Les philosophes sont des êtres un peu étranges : ils ont tendance à ne jamais souscrire à ce que le commun des mortels considère comme évident… Rien ne va de soi pour les philosophes. Tenez, par exemple, le temps, le temps qui passe, tout le monde sait ce que c’est… Eh bien depuis des siècles des philosophes s’interrogent sur le temps !

 Saint-Augustin, Les Confessions, livre XI

«Qu’est-ce donc que le temps ? Qui pourra l’expliquer clairement et en peu de mots ? Qui pourra, pour en parler convenablement, le saisir même par la pensée ? Cependant quel sujet plus connu, plus familier de nos conversations que le temps ? Nous le comprenons très bien quand nous en parlons ; nous comprenons de même ce que les autres nous en disent.

Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. Cependant j’affirme avec assurance, qu’il n’y aurait point de temps passé, si rien ne passait ; qu’il n’y aurait point de temps à venir, si rien ne devait succéder à ce qui passe, et qu’il n’y aurait point de temps présent si rien n’existait.

Il y a donc deux temps, le passé et l’avenir ; mais que sont-ils, puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est point encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne tombait point dans le passé, il ne serait plus le temps, mais l’éternité.

Or, si le présent n’est temps que parce qu’il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu’il est, lui qui n’a d’autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus. »

Où nous trouvons-nous en ce moment ? …

 Comment savons-nous que nous sommes ici, réunis dans cette salle ?  vous demandera le premier philosophe venu. «C’est évident!» serez-vous tentés de lui répondre… et si l’on demandait à chacun d’entre vous « Comment peux-tu avoir la certitude d’être ici ? », « Je le sens bien ! » répondriez-vous sans doute avec un peu d’impatience à cette question quasi-stupide tant sa réponse est évidente. Est évident ce qui s’offre immédiatement à notre vue et plus largement à tous nos sens. C’est en tout cas ce que nous croyons tous spontanément.

Consentons cependant à faire un peu de chemin en compagnie de Descartes qui nous invite à examiner cette soi-disant « évidence »…

Descartes – Extrait des Méditations métaphysiques – Première méditation

« Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assuré, je l’ai appris des sens, ou par les sens : or j’ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés.

Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.

Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors. » 

Les plaisanteries de l’incroyable Mulla Nasrudin

Instinct : 

« Il y a certaines choses, dit le Mulla, dont on sait pertinemment, par quelque sens intérieur, qu’elles sont fausses.

– Peux-tu nous donner un exemple ? demanda quelqu’un qui cherchait toujours des preuves de l’existence des phénomènes supranormaux.

– Certainement. Par exemple, l’autre jour, alors que je me promenais, j’ai ouï dire que j’étais mort. »

Nasrudin sait avec évidence que contrairement à ce qu’il a entendu dire, il n’est pas mort ! En d’autres termes, chacun de nous sait bien qu’il existe, et ce n’est pas cela que Descartes remet en question. La question pour le philosophe n’est pas de savoir si nous existons, mais plutôt comment nous pouvons le savoir. Est-ce vraiment comme nous avons tendance à l’affirmer spontanément, parce que nos sens suffiraient à nous donner une telle certitude ? Que reste-t-il de celle-ci lorsque nous rêvons ?… 

Supposons donc avec Descartes, que nous sommes endormis…

Descartes – Extrait des Méditations métaphysiques – Première méditation (suite)

« Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités-ci, à savoir, que nous ouvrons les yeux, que nous remuons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions ; et pensons que peut-être nos mains, ni tout notre corps, ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil, sont comme des tableaux et des peintures, qui ne peuvent être formées qu’à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable ; et qu’ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir, des yeux, une tête, des mains, et tout le reste du corps, ne sont pas choses imaginaires, mais vraies et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu’ils s’étudient avec le plus d’artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent pas toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux ; ou bien, si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau, que jamais nous n’ayons rien vu de semblable, et qu’ainsi leur ouvrage nous représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes, à tout le moins, les couleurs dont ils le composent doivent-elles être véritables. » 

En faisant l’hypothèse d’un total décalage entre la vérité du monde et la représentation que nous en donnent nos sens, Descartes parvient à une étape intermédiaire dans la 1ère méditation : étape fragile et provisoire qui accorderait une réalité autonome à quelques éléments simples auxquels le réel pourrait se réduire et que nos sens pourraient peut-être approcher. À supposer que nos sens nous donnent une représentation très déformée de la réalité, ils en saisiraient cependant quelque chose, tout comme les couleurs dans le tableau le plus fantasmagorique imaginé par un artiste, nous donneraient en quelque sorte un ultime point d’ancrage dans le réel.

Mais qu’est-ce qui nous permet vraiment d’identifier tel ou tel objet qui se présente à nos sens ? 

Descartes – Extrait de la Deuxième méditation (”Le morceau de cire”) 

Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n’entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d’ordinaire plus confuses, mais de quelqu’un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que, cependant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n’était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d’autres. (…) Il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive. (…) Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l’entendement ou par l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception (…) n’est point une vision des yeux, ni un attouchement, ni une imagination et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection  de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée. » 

Ce ne sont donc pas nos sens qui nous donnent le pouvoir de connaître ce que pourtant ils nous montrent.

Ainsi que le démontre Descartes, aucune de nos sensations fugitives ne saurait nous restituer à elle seule l’identité de l’objet perçu, et la synthèse de toutes les sensations est impossible à imaginer puisque les sensations sont en nombre infini. Cet infini cependant, notre esprit, et lui seul, peut le concevoir… Quand je dis que je vois de la cire, souligne Descartes, je devais donc plutôt dire que je pense voir de la cire, car chaque sensation isolée est incomplète, changeante, instable et incapable de me fournir l’unité de l’objet. C’est donc  mon esprit plutôt que mes yeux, qui voit la cire, ou plus précisément c’est mon esprit qui rend mes yeux capables d’identifier ce qu’ils voient !  

Notre esprit introduit comme une lumière dans le tissu obscur du réel, il nous aide à tracer un chemin… il guide nos sens.

Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja

Comment chercher :

« Rentrant fort tard de la maison de thé, Nasr Eddin laisse tomber, devant le seuil de sa maison, l’anneau qu’il porte au doigt.

Aussitôt, l’ami qui l’accompagne s’accroupit pour chercher à tâtons. Nasr Eddin, lui, retourne au milieu de la rue, qu’éclaire un splendide clair de lune.

– Que vas-tu faire là-bas Nasr Eddin ? C’est ici que ta bague est tombée !

– Fait à ta guise, répond le Hodja. Moi, je préfère chercher où il y a de la lumière ». 

Le soleil et la lune :

« On aimait bien embarrasser Nasr Eddin avec des questions oiseuses, ou carrément impossibles à résoudre. Un jour, on lui demanda :

– Nasr Eddin, toi qui est versé dans les sciences et les mystères, dis-nous quel est le plus utile du soleil ou de la lune.

– La lune, sans aucun doute. Elle éclaire quand il fait nuit, alors que ce stupide soleil luit quand il fait jour ». 

Si donc nous suivons Nasr Eddin Hodja… ou si vous préférez, Descartes, qui se propose d’éclairer nos sensations par la lumière de l’esprit, vous conviendrez avec de nombreux philosophes que notre perception véhicule finalement tout un cortège d’idées, voire toute une culture, et qu’il n’y aurait finalement jamais pour nous de sensation à l’état pur…

David Le Breton, La saveur du monde, (Vision du monde, éd. Métailié, p.83)

« Visuellement, toute perception est une morale, ou, en termes proches, une vision du monde. Le paysage est dans l’homme avant que l’homme soit en lui car le paysage fait sens seulement à travers ce qu’il en voit. Les yeux ne sont pas seulement des récepteurs à la lumière et aux choses du monde, ils en sont les créateurs en ce que voir n’est pas le décalque d’un dehors, mais la projection hors de soi d’une vision du monde. La vue est la mise à l’épreuve du réel à travers un prisme social et culturel, un système d’interprétation, portant la marque de l’histoire personnelle d’un individu à l’intérieur d’une trame sociale et culturelle.[…] » 

Loin d’être un acte simple de nos sens, la perception est finalement un acte très intellectuel, un ensemble d’idées tantôt claires tantôt confuses qui constituent comme autant d’écrans s’interposant entre le réel et nous. Nous avions cru naïvement être directement en rapport avec les choses grâce à nos sens, mais en réalité notre intelligence et la culture qu’elle produit, nous en éloigne. Le langage lui–même contribue à accroître la distance entre nous et les choses comme le soulignait Bergson :

Bergson – Essai sur les données immédiates de la conscience, Chap. III

« Le moi touche en effet au monde par sa surface ; et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. » 

Le Langage simplifie le réel pour le rendre plus connaissable et pour le transformer en terrain d’action pour nous, mais ce faisant, il nous éloigne de la proximité avec les choses ; il faut alors tout le talent des romanciers et des poètes pour tenter de réduire l’écart entre ce que nous sentons et ce que nous pouvons exprimer. Le réel est toujours infiniment plus riche que ce que nous exprimons… 

La proximité avec les choses, Bergson croit pouvoir la retrouver grâce à l’intuition. Mais n’est-ce pas, là encore, accorder trop de place à l’esprit ? Ne faudrait-il pas redonner au corps la place qui lui revient dans notre rapport au réel ? 

N’est-ce pas justement ce rapport primordial de notre corps avec les choses que les artistes n’ont de cesse d’interroger ? Les choses avant qu’elles soient investies par la connaissance, avant qu’elles soient nommées par nous, les choses dans leur simple apparition, dans leur existence sans signification préalable…

Fernando Pessoa Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes

« Parfois, en certains jours de lumière parfaite et exacte,
où les choses ont toute la réalité dont elles portent le pouvoir,
je me demande à moi-même tout doucement
pourquoi j’ai moi aussi la faiblesse d’attribuer
aux choses de la beauté.

De la beauté, une fleur par hasard en aurait-elle ?
Un fruit, aurait-il par hasard de la beauté ?
Non : ils ont couleur et forme
et existence tout simplement.
La beauté est le nom de quelque chose qui n’existe pas
et que je donne aux choses en échange du plaisir qu’elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ?

Oui, même moi, qui ne vis que de vivre,
invisibles, viennent me rejoindre les mensonges des hommes
devant les choses
devant les choses qui se contentent d’exister ». 

Sophie Calle : Les Aveugles – 1986

J’ai rencontré des gens qui sont nés aveugles. Qui n’ont jamais vu. Je leur ai demandé quelle est pour eux l’image de la beauté :

« La plus belle chose que j’ai vue c’est la mer, la mer à perte de vue ».

« Au musée Rodin, il y a une femme nue avec des seins très érotiques et des fesses géniales. Elle est douce, elle est belle ».

« Les poissons me fascinent. Je suis incapable de dire pourquoi. Ça ne fait pas de bruit, c’est nul, ça n’a aucun intérêt pour moi. C’est leur évolution dans l’eau qui me plaît, l’idée qu’ils ne sont attachés à rien. Des fois, je me prends à rester debout des minutes entières devant un aquarium. Debout, comme un imbécile. Parce que c’est beau, voilà tout ».

« Les cheveux, c’est magnifique. Surtout ceux des Africains. Dans les longs cheveux des femmes, je m’enroule, je fais le chat et je miaule ».

« Ma carrée, elle est oblongue. Y a rien, c’est propre. Un Frigidaire et du gazon à la fenêtre. Elle est belle, enfin je la crois comme ça et je crois ce que je veux. ».

« Le vert, c’est beau. Parce que chaque fois que j’aime quelque chose, on me dit que c’est vert. L’herbe est verte, les arbres, les feuilles, la nature… J’aime m’habiller en vert ».

« Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie ». 

David Le Breton, La saveur du monde

« O. Sacks (Un anthropologue sur Mars, 1996) décrit l’histoire douloureuse d’un homme devenu aveugle dans sa prime enfance et qui retrouve la vue à 50 ans après une opération de la cataracte. À son réveil il voit un brouillard et une voix soudain s’élevant d’un chaos de formes, celle de son chirurgien lui demandant comment il va. Alors seulement il comprend que ce désordre de lumière et d’ombre est le visage du chirurgien ». 

Le philosophe Roger-Pol Droit, dans un texte intitulé « Marcher dans le noir », nous invite à nous placer artificiellement dans la situation de l’aveugle :

Roger Pol-Droit, 

101 expériences de philosophie quotidienne – « Marcher dans le noir »

Durée : quelques secondes

Matériel : une pièce noire

Effet : dépaysant

« Soudain le noir. Panne d’électricité, réveil brusque, souci de ne pas réveiller ceux qui dorment… Peu importe la raison. Vous marchez dans le noir. De préférence sans l’avoir prévu. Pas de repérage, à la lumière, de vos trajets, des obstacles et des distances. Il vous faut, avec vos seuls souvenirs, dans l’obscurité la plus complète, traverser une pièce très familière, votre propre chambre, ou votre salon. Ce qu’il convient d’expérimenter, ce sont vos ruptures de certitude. Vos tâtonnements disent que vous ne savez plus vous orienter dans ce cadre habituel, mille fois parcouru. Combien de pas du lit à la porte ? N’y a-t-il rien entre ? Où est le bras du fauteuil ? Le coin du lit ? Ces lieux rassurants se truffent de points d’interrogation. 

Les plus simples gestes se hérissent de risques, se heurtent à une foule brusque de perplexités. Surtout, vous ne savez plus exactement calculer. Ce que vous pensiez savoir, dans la lumière, se révèle ici incertain. Tout est mal assuré. Vous tendez les bras en pensant que vous allez heurter quelque chose, toucher le mur, sentir le chambranle de la porte… Rien. Vous continuez à tâtonner dans le vide. Ce qui vous a envahi, dès la deuxième seconde, sans que vous ayez pu tout de suite vous en rendre compte, c’est l’hébétude de l’ignorance. Le noir vous rend idiot. Il a opacifié votre tête, détraqué vos jalons. Vous vous cognez soudain au coin de la commode. Vous n’aviez pas soupçonné qu’elle était là. Vous étiez donc tout à fait dans l’erreur. Vous n’étiez pas là où vous pensiez être. Le meuble a surgi des ténèbres et vous a frappé assez fort, juste en angle, haut dans la cuisse, là où ça fait le plus mal. 

L’absence de lumière fausse tous vos calculs. Elle désorganise vos contours. Votre corps est comme perdu, incertain. Il n’est plus en mesure d’agir, sauf par toutes petites secousses, par saccades minuscules. Il ne vous manque pourtant qu’assez peu de choses. Toute la réalité connue est demeurée à sa place, en ordre. Rien n’a bougé, ni les choses ni leurs relations réciproques. Pourtant elles vous sont devenues incompréhensibles. Distantes et vaguement menaçantes. 

Dans le noir, le monde est censé être « le même » que dans la lumière. Vous pouvez toutefois expérimenter qu’il change du tout au tout, selon qu’il est visible ou non. Ce que nous appelons « le monde », « la réalité », « la vie normale », se situe dans une couche mince, aisément perturbable ». 

Que d’écart entre ma propre perception des choses et la manière dont une autre conscience peut les percevoir ! Que puis-je comprendre du monde tel qu’il est perçu par un aveugle, moi qui suis voyant ? Que puis-je savoir de la musique telle que la perçoit un sourd en captant d’elle ses rythmes et ses vibrations à travers tout son corps ? Chacun de nous sans doute a-t-il son phénomène de monde à lui, son monde privé. Et cependant nos mondes privés ne sont pas des mondes imaginaires. Ne sont-ce pas plutôt des manifestations particulières d’un monde commun avec lequel chacun de nous fait corps, et qui nous relie les uns aux autres ?

Ce monde commun, invisible, se prêtant à toutes les inflexions possibles, un peu à la manière de la cire cartésienne, ou si préférez, comme cette page d’un quotidien dont le poète Cortazar nous relate les tribulations…

Julio Cortazar – Cronopes et fameux, Le quotidien quotidien

« Un monsieur prend l’autobus après avoir acheté le journal et l’avoir mis sous son bras. Une demi-heure plus tard, il descend avec le même journal sous le même bras. 

Mais ce n’est plus le même journal, c’est maintenant un tas de feuilles imprimées que ce monsieur abandonne sur un banc de la place. 

À peine est-il seul sur le banc que le tas de feuilles imprimées redevient un journal jusqu’à ce qu’un jeune homme le voie, le lise et le repose, transformé en un tas de feuilles imprimées. 

À peine est-il seul sur le banc que le tas de feuilles imprimées redevient un journal, jusqu’à ce qu’une vieille femme le trouve, le lise et le repose, transformé en un tas de feuilles imprimées. Elle se ravise et l’emporte et, chemin faisant, elle s’en sert pour envelopper un demi-kilo de blettes, ce à quoi servent tous les journaux après avoir subi ces excitantes métamorphoses ».

Emballer des blettes avec des idées ! Décidément, plus rien n’est respecté ! tout fout le camp ! les articles que les journalistes s’étaient donné tant de mal à écrire, les voici réduits à emballer des légumes ! »… Je comprends vos réticences, mais il semblerait bien qu’à force de nous croire maîtres des choses, celles-ci prennent leur revanche. Dans une de ses notes de travail, le philosophe Merleau-Ponty remarquait « que les choses nous ont et que ce n’est pas nous qui avons les choses ». Vous n’êtes pas convaincus ? Alors accompagnez donc le Monsieur Palomar d’Italo Calvino au musée des fromages…

Italo Calvino – Palomar, Un musée de fromages

« Monsieur Palomar fait la queue dans une crémerie parisienne de qualité. Il veut acheter certains petits fromages de chèvre, assaisonnés avec diverses épices et des herbes, que l’on conserve dans l’huile à l’intérieur de petits récipients transparents. La file des clients avance le long du comptoir où sont exposées les spécialités les plus insolites et disparates. C’est un magasin dont l’assortiment semble vouloir illustrer toute forme de laitage pensable ; même l’enseigne « Spécialités froumagères », avec son adjectif rare, archaïque ou vernaculaire, prévient qu’est conservé ici l’héritage du savoir accumulé par une civilisation à travers toute son histoire et sa géographie. 

Trois ou quatre jeunes filles en tablier rose accueillent les clients. Sitôt l’une d’entre elles libre, elle prend en charge le premier de la file et l’invite à déclarer ses désirs ; le client nomme et le plus souvent montre du doigt l’objet de ses appétits précis et compétents, en se déplaçant à travers magasin. 

À ce moment-là, toute la file avance d’un pas ; et celui qui jusqu’alors avait fait halte près du « bleu d’Auvergne » veiné de vert, se retrouve à la hauteur du « Brin d’amour » dont la blancheur retient collés des brins de paille sèche ; celui qui contemplait une boule enveloppée dans des feuilles peut se concentrer sur un cube parsemé de cendre. Il en est qui tire de ces étapes fortuites une inspiration, y rencontrent de nouvelles impulsions et de nouveaux désirs : ils changent d’idée sur ce qu’ils étaient sur le point de commander ou ajoutent un nouvel article à leur liste ; et il en est qui ne se laissent pas distraire un instant de l’objectif qu’ils étaient en train de poursuivre : toute suggestion différente sur laquelle ils tombent ne fait que mieux délimiter, par exclusion, le domaine de ce qu’ils veulent avec entêtement. 

L’esprit de Palomar oscille entre des poussées contrastées : celle qui tend à une connaissance complète, exhaustive, et qu’il ne pourrait satisfaire qu’en goûtant à toutes les spécialités ; et celle qui vise au choix absolu, à l’identification du fromage qui soit le sien, un fromage qui existe certainement, même si lui ne sait pas encore le reconnaître (ne sait se reconnaître en lui). 

Ou bien, peut-être : la question n’est pas de choisir son propre fromage, mais d’être choisi par lui. Entre fromage et client, il existe un rapport de réciprocité : chaque fromage attend son client, affecte un certain air destiné à le séduire, entre le quant-à-soi ou la consistance granuleuse un peu hautaine et le fondant à l’abandon complaisant. 

Une ombre de complicité vicieuse flotte alentour : le raffinement gustatif, et surtout olfactif, connaît ses moments de relâchement, d’encanaillement, où les fromages semblent s’offrir sur leurs plateaux comme sur les divans d’un bordel. Un ricanement pervers affleure dans la complaisance avec laquelle on avilit l’objet de sa gourmandise par de petits noms infamants : crottin, boule de moine, bouton de culotte. 

Ce n’est pas là le genre de connaissance que monsieur Palomar est le plus porté à approfondir : quant à lui, il lui suffirait d’établir la simplicité d’un rapport physique direct entre l’homme et le fromage. Seulement, dès qu’à la place des fromages il voit des noms de fromages, des concepts de fromages, des signifiés de fromages, des histoires de fromages, des contextes de fromages, des psychologies de fromages, si — plutôt que le savoir — il pressent que, derrière chaque fromage, il y a tout cela, voilà que le rapport devient très compliqué. 

La fromagerie se présente à monsieur Palomar comme une encyclopédie à un autodidacte ; il pourrait mémoriser tous les noms, tenter une classification selon les formes — savon, cylindre, coupole, balle —, selon la consistance — sec, fondant, crémeux, veiné, compact —, selon les matériaux étrangers mêlés à la croûte ou à la pâte — raisins secs, poivre, noix, sésame, herbes, moisissures. Mais cela ne l’approcherait pas de la vraie connaissance, qui réside dans l’expérience des saveurs, faite elle-même de mémoire et d’imagination ensemble ; seule base sur laquelle il pourra établir une échelle de goûts, de préférences, de curiosités ou d’exclusions. 

Derrière chaque fromage, il y a un pâturage d’un vert différent, sous un ciel différent : prés incrustés du sel que 1a marées de Normandie déposent chaque soir ; prés parfumés d’arômes au soleil venteux de Provence ; il y a différentes façons d’élever les troupeaux, tantôt séjours dans les étables et tantôt transhumances ; il y a les secrets de travail transmis au long des siècles. Ce magasin est un musée : monsieur Palomar, en le visitant, comme au Louvre, sent derrière chaque objet exposé la présence de la civilisation qui lui a donné sa forme et qui, de lui, prend forme. 

Ce magasin est un dictionnaire ; sa langue est le système des fromages dans son ensemble : une langue dont la morphologie comporte des déclinaisons et des conjugaisons aux variantes innombrables, et dont le lexique présente une richesse inépuisable en synonymes, usages idiomatiques, connotations et nuances de signification, comme toutes les langues nourries par l’apport de cent dialectes. C’est une langue faite de choses ; la nomenclature n’en est qu’un trait extérieur, instrumental ; mais, pour monsieur Palomar, apprendre un peu de nomenclature est toujours la première mesure qui s’impose s’il veut arrêter un moment le défilé des choses devant ses yeux. 

Il sort de sa poche un carnet, un stylo, il commence à écrire des noms, à faire suivre chaque nom de quelques qualifications qui lui permettront de rappeler l’image à sa mémoire ; il essaye même, sinon de dessiner, d’esquisser la forme synthétiquement. Il écrit pavé d’Airvault, il note « moisissures vertes », dessine un parallélépipède plat et note sur un des côtés « environ 4 cm » ; il écrit Sainte-Maure, note « cylindre gris granuleux avec un petit bâton à l’intérieur » et dessine, en mesurant au jugé « 20 cm » ; puis il écrit Chabichou et dessine un petit cylindre. 

« Monsieur ! Houhou! Monsieur ! » Une jeune fromagère habillée de rose est devant lui, plongé dans son carnet. C’est son tour, c’est à lui, dans la file, derrière, tout le monde observe son comportement incongru et secoue la tête de l’air mi-ironique, mi-impatienté, avec lequel les habitants des grandes villes considèrent le nombre toujours croissant des faibles d’esprit qui circulent. La commande élaborée et gourmande qu’il avait l’intention de faire échappe à sa mémoire ; il bégaye ; il se replie sur le plus évident, le plus banal, le plus connu par la publicité, comme si les automatismes de la civilisation de masse n’attendaient que ce moment d’incertitude pour le reprendre en leur pouvoir ». 

Eh oui ! Nous avons beau mettre des étiquettes sur les choses, celles-ci finissent toujours par avoir raison de nous. Nous avons beau les dire, les décrire, les distinguer les unes des autres, les choses nous emportent avec elles, nous enveloppent de leur envahissant silence dont nous n’avons de cesse de les extirper. N’est-ce pas là le laborieux travail des philosophes ?

Maurice Merleau-Ponty – Le visible et l’invisible.

« C’est ainsi et personne n’y peut rien. Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que pourtant il nous faut apprendre à le voir. En ce sens d’abord que nous devons égaler par le savoir cette vision, en prendre possession, dire ce que c’est que nous, et ce que c’est que voir, faire donc comme si nous n’en savions rien, comme si nous avions là-dessus tout à apprendre. Mais la philosophie n’est pas un lexique, elle ne s’intéresse pas aux « significations des mots », elle ne cherche pas un substitut verbal du monde que nous voyons, elle ne le transforme pas en chose dite, elle ne s’installe pas dans l’ordre du dit ou de l’écrit, comme le logicien dans l’énoncé, le poète dans la parole ou le musicien dans la musique. Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence, qu’elle veut conduire à l’expression. Si le philosophe interroge et donc feint d’ignorer le monde et la vision du monde qui sont opérants et se font continuellement en lui, c’est précisément pour les faire parler, parce qu’il y croit et qu’il attend d’eux toute sa future science. L’interrogation n’est pas ici un commencement de négation, un peut-être mis à la place de l’être ; c’est pour la philosophie la seule manière de s’accorder à notre vision de fait, de correspondre à ce qui, en elle, nous donne à penser, aux paradoxes dont elle est faite ; de s’ajuster à ces énigmes figurées, la chose et le monde, dont l’être et la vérité massifs fourmillent de détails incompossibles ».

Il nous faut donc philosopher pour accéder au fond silencieux et mouvant de tout ce qui se produit et pour comprendre aussi que nous sommes partie prenante de ce fond, que la seule possibilité de salut pour nous réside dans l’expression, la création incessante de formes nouvelles. Bergson comparait ainsi à la création artistique le processus de transformation continue qui se joue dans nos vies singulières :

Henri Bergson – L’évolution créatrice, chap.I 

« Le portrait achevé s’explique par la physionomie du modèle, par la nature de l’artiste, par les couleurs délayées sur la palette ; mais, même avec la connaissance de ce qui l’explique, personne, pas même l’artiste, n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fût produit, hypothèse absurde qui se détruit elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artisans. Chacun d’eux est une espèce de création. Et de même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l’influence même des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne, étant la forme nouvelle que nous venons de nous donner. On a donc raison de dire que ce que nous faisons dépend de ce que nous sommes ; mais il faut ajouter que nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes ». 

Il nous faut souvent faire un long détour pour jouir pleinement du plaisir d’exister. La poésie n’est-elle pas alors l’étape ultime, entre langage et silence, qui nous met en présence de nous-mêmes et des choses ?

Fernando Pessoa – Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes d’Alberto Caeiro

« Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,

mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,

parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village.

Le Tage porte de grands navires

et à ce jour il y navigue encore,

pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,

le souvenir des nefs anciennes.

Le Tage descend d’Espagne

et le Tage se jette dans la mer au Portugal.

Tout le monde sait ça.

Mais bien peu savent quelle est la rivière de mon village

et où elle va 

et d’où elle vient.

Et par là même, parce qu’elle appartient à moins de monde,

elle est plus libre et plus grande, la rivière de mon village.

Par le Tage on va vers le monde.

Au-delà du Tage il y a l’Amérique

et la fortune pour ceux qui la trouvent.

Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien exister

au-delà de la rivière de mon village.

La rivière de mon village ne fait penser à rien.

Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement ».

Textes choisis et commentés par Roland Boully et Jacqueline Dessagne pour http://aussitotdit.net