Michel Terestchenko / vulnérabilité et altruisme (texte 29)

Conscience de la vulnérabilité et engagement altruiste

« Dans la perception première de la détresse est saisie seulement une situation objective dont nous ne sommes tout d’abord que spectateurs et qui, dans la représentation que nous en avons, nous laisse encore à distance, simples témoins. Ce rapport qui n’est encore que de pure objectivation est incapable à soi seul de produire l’action bienveillante si lui manque la participation empathique, compatissante qui nous ouvre à la conscience de la détresse. Mais cette conscience, si elle est déjà le signe que nous ne sommes plus indifférents, mais frappés, touchés, affectés, n’est encore rien d’autre que l’expression d’une déploration qui nous renvoie à nous-mêmes, à nos émotions, à nos sentiments.

L’engagement actif demande plus que la déploration ; il demande que la victime s’adresse à nous comme quelqu’un de vulnérable, fragile, que  nous éprouvons comme étant recommandé à notre sauvegarde. C’est là que tout se joue. Nous l’avons assez dit : le sentiment d’empathie ou de compassion ne suffit pas à engendrer le passage à l’acte parce qu’ultimement le spectateur empathique est renvoyé à soi, à la conscience qu’aussi intensément puisse-t-il s’identifier à la détresse d’un autre, la certitude l’accompagne que cette détresse est précisément celle d’un autre et non la sienne, en sorte que dans le moment même où fonctionne le mécanisme sympathique, où il se met à sa place, il sait bien que s’il peut souffrir avec lui, il ne peut souffrir comme lui. (…) Du reste il lui est toujours loisible de se défausser de toute responsabilité personnelle, puisque dans le fait, il n’est pour rien dans ce malheur qu’il déplore, et d’arguer que c’est à d’autres que lui qu’incombe le devoir de secours – aux proches, aux amis, à l’État, etc. Mais qu’il perçoive la douleur de l’affligé comme s’adressant à lui, comme engageant sa propre responsabilité, qu’il prenne conscience de l’urgence ou de l’obligation d’agir, peut-être seul et sans soutien, et parfois même au prix de périls extrêmes, alors cesse l’inutile monologue de la déploration ou de l’indignation et s’avance la main secourable qui ouvre la porte et, dans ce geste, prend en charge l’être qui lui est confié à lui, et à lui seul.

L’engagement bienveillant s’origine dans la conscience de l’impossibilité, tout bonnement, de se retrancher dans la position abritée du spectateur-témoin, dans la perception presqu’irrécusable d’un devoir d’agir envers l’être éprouvé comme étant confié à notre sauvegarde. Mais ce devoir s’enracine lui-même dans un affect, dans un sentiment, un pathos, au fond involontaire, que ni l’entendement ni la volonté ne peuvent produire, de sorte que ce devoir ne saurait être compris comme une prescription de la raison, fût-ce de la raison pratique. Aussi comprend-on mieux pourquoi l’acteur altruiste perçoit, plus encore : éprouve son engagement comme « naturel », comme »allant de soi », comme une obligation impérieuse à laquelle il ne peut se dérober, alors même qu’il est peut-être le seul  à percevoir la réalité qui se donne et se confie à lui de semblable façon. » Michel Terestchenko (« Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien. », éd. La Découverte, M.A.U.S.S, Paris, 2005)

(N.B : en 2005 cet auteur est venu présenter ce livre lors d’un entretien avec Michel de Gaudemar dans le cadre des conférences de l’hôtel de ville organisées par l’association Aussitôt dit.)

(http://aussitotdit.net le 27/04/2020)