Tristan Garcia / accélérer ou infléchir le progrès ?(texte 26)

Choix et enjeux d’un temps de confinement

« Le confinement, puis le déconfinement sont bien sûr des mesures extraordinaires. Néanmoins, encore une fois, l’épidémie n’est pas tout à fait un « événement ». Car qu’entend-on par ce terme ? Pour Alain Badiou, par exemple, un événement est une coupure qui fend l’être, un surgissement imprévisible qui bouleverse l’ordre des choses – c’est comme une version laïcisée du miracle. Dans un sens plus commun, un événement est ce qui rompt une continuité, et qui ne dure pas. Que l’on prenne l’acception philosophique ou courante, on voit bien que cela ne cadre pas. Déjà, l’épidémie s’inscrit dans une durée, pendant laquelle la vie entière du pays ne s’arrête pas complètement. Ensuite, l’épidémie de Covid-19 n’est pas un phénomène inédit, dans la mesure où le monde a déjà connu des pandémies et en connaîtra d’autres. Nous sommes renvoyés à une conception cyclique du temps, à l’idée d’une répétition plutôt qu’à celle d’une nouveauté radicale. Nous sommes renvoyés au passé que nous avions cru dépassé, à la peste, à la grippe espagnole, plutôt qu’à un événement nouveau. Nous avons plutôt l’impression de renouer avec la vie de nos lointains ancêtres, avec leurs peurs, que de faire une expérience inédite du futur. Un événement c’est une rupture, une discontinuité porteuse d’avenir. Or, en ce moment, nous sommes tous rivés à des courbes continues (la courbe du nombre de cas, de morts…). Suivre une courbe, c’est raisonner en termes de trajectoires globales, d’inflexions. Donc, pour moi, la question n’est pas : « Qu’est-ce qui va changer, commencer, avec le déconfinement ? », mais plutôt « Qu’est-ce qui va continuer, s’infléchir ou s’intensifier, sur quoi va être mis l’accent ? » Plus qu’une catastrophe qui amènerait à tout repenser, j’interprète l’épidémie comme une crise qui va accentuer des tendances déjà à l’œuvre, de manière latente ou manifeste. Ce n’est pas une rupture ; c’est un approfondissement, une accélération ou une inflexion. Et il faudra choisir ce que l’on veut infléchir, ce que l’on veut accélérer ». Tristan Garcia.  (l’extrait ci-dessus provient d’un entretien accordé par le philosophe Tristan Garcia au journaliste Martin Duru pour Philosophie Magazine l’intégralité de l’entretien  a été publié en ligne  le 17 avril 2020 par philomag.com )

L’auteur : Romancier et philosophe, maître de conférences à l’université Jean-Moulin-Lyon-3, Tristan Garcia a publié : Forme et objet. Un traité des choses, (“MétaphysiqueS”, PUF, 2011 ; réédité en 2020 dans la collection “Quadrige”) ; Nous, (Grasset, 2016 ; Le Livre de poche, 2018) ;  Ce qui commence et ce qui finit. Kaléidoscope II, (Léo Scheer, 2020). 

(https://aussitotdit.net/Un temps pour lire/26/04/2020)