François Dagognet / la médecine ou l’art d’agir dans l’incertitude(texte°24)

Le médecin à l’épreuve de l’incertitude

« (…) La thérapeutique se borne à empêcher la maladie, elle l’inhibe en permanence, mais, en dépit de ce succès remarquable de la médecine moderne, elle ne guérit pas vraiment, ne supprime pas l’affection dont on ignore toujours le processus et les fondements. (…). Il en résulte également qu’il est difficile de savoir où se trouve le bienfaisant et le défavorable. L’hypertendu doit-il être déchargé de ses funestes soucis ? Mais cette pression, cette décision dévalorisante engendre l’anxiété et peut fouetter la maladie de ce sensible, aussi malaisé à soigner qu’un insomniaque ou un nerveux. Continuera-t-il à se préoccuper et à se fatiguer démesurément ? Il n’est pas toujours simple d’en décider. Nous touchons ici à des applications délicates et incertaines. (…) Si le principe éthique selon lequel il faut préserver et sauver les personnes paraît noble, l’application qu’on en tire le dément souvent et le contredit : est-on sûr, ici ou là, de servir et de ne pas nuire ? Où est le salutaire et le bienfaisant, le favorable ? La thérapeutique insinue également que la douceur peut dépasser en violence la brutalité et la rudesse ; rien de plus funeste, dans ces conditions, qu’un médecin  clément et trop compatissant. Le médecin bon n’est pas toujours, pour reprendre l’adage, un bon médecin. Parce que la thérapeutique enseigne la vérité et la fréquence des « retours de flamme », des contraires qui naissent d’eux-mêmes, les uns à partir des autres, à la façon d’un pendule qu’on lance mais qui revient porteur du même mouvement en sens inverse, elle nous paraît toute désignée pour battre en brèche et contester les règles solides de la morale secourante, les principes dorés ou les assurances de la bonté. (…) La maladie n’est jamais un état, au contraire, elle est, redoutablement, superposition, dynamisme évolutif. Le vrai remède doit justement s’insinuer dans ce devenir, participer à cette mobilité, en vue de la gêner et de la gauchir, attendu que souvent il arrête ce qui avance, ou bien il anime ce qui se ralentit et s’indure. Il en résulte qu’on ne peut pas parfaitement le « codifier » ou le « chosifier ». Si telle qualité et telle quantité ont guéri, il n’est pas exclu qu’elles échouent dans le traitement du semblable, sinon du même : la maladie, en effet, se métamorphose et n’existe pas en dehors d’un ensemble qui l’individualise. Parallèlement, la thérapeutique doit se situer dans cette zone intermédiaire, entre le particulier et le général, entre l’infaillible et l’inefficient, entre le dangereux et l’anodin. C’est pourquoi il faut toujours tenir les deux bouts de la chaîne : sans abandonner la riche rationalité des pharmacies et des guérisons, sans anéantir jamais la vérité et la dialectique de la thérapeutique, il ne faut pas davantage tomber dans le dogmatisme de la « règle » ou la pseudo rigueur de la loi. S’il est notoirement faux d’affirmer « il n’y a pas de maladie, il n’y a que des malades, l’inverse ne se soutient pas davantage il n’y a peut-être que des maladies, mais dans et avec des malades, à la fois avec leur consentement et contre leur gré, par eux et contre eux. François Dagognet (« La raison et les remèdes », P.U.F 1964)

Agrégé de philosophie en 1949, François Dagognet (1924-2015) devient docteur en médecine en 1958, empruntant en sens inverse le chemin de son maître Georges Canguilhem (qui fut d’abord médecin puis philosophe) il fait comme lui le choix de la philosophie. Auteur d’une œuvre immense dans le domaine de la philosophie des sciences et des techniques, de l’épistémologie,  il s’est intéressé également au droit et à l’art contemporain (invité par l’association de philosophie Aussitôt dit, pour deux conférences, l’une sur le thème : « la responsabilité », le 22 mars 2000 à la Rotonde-École des Mines de Saint-Etienne et l’autre sur:  « l’art contemporain »  au Musée d’art Moderne de Saint-Etienne le10 mai 2000).

 (http://aussitotdit.net le 19/04/2020)

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