La liberté des citoyens
« Voilà que le confinement nous oblige à mettre nos désirs à distance (après tout, est-il si important pour moi de retrouver sans délai l’homme que j’aime ?) et à nous projeter dans l’avenir (tout cela n’aura qu’un temps, et durera d’autant moins que je me soumettrai aux consignes). Mettre à distance ses désirs, et se projeter dans l’avenir : c’est exactement ce qu’on apprend aux enfants pour les aider à devenir adultes, c’est-à-dire civilisés.
Encore une étape, aurait dit Norbert Elias, dans ce « processus de civilisation des mœurs » qui a construit, pour le meilleur, les sociétés occidentales, en éduquant les humains à autre chose qu’à la satisfaction égoïste de leurs désirs immédiats et à l’expression brute de leurs besoins corporels. Et sans doute aurait-il ajouté qu’avec cette prise de conscience collective de l’« interdépendance » dont se nourrit « la société des individus », on assiste aussi au déclin de « l’homo clausus », cette illusion spontanée selon laquelle l’homme serait clos sur lui-même, défini antérieurement aux autres et indépendamment d’eux.
Fin de l’illusion de toute-puissance individuelle, fin du fantasme selon lequel la liberté des personnes serait le but ultime : enfermés dans nos domiciles, nous voici en mesure de méditer, enfin, le sens et l’importance de la notion d’intérêt général ; et de réaliser l’impérieuse nécessité de préférer, au libéralisme tant économique (de droite) que libertaire (de gauche), la conception républicaine de la citoyenneté, qui rend le bien commun supérieur à la somme des libertés individuelles, et le place au-dessus d’elles, en nous reliant non seulement à nos proches et à nos semblables mais à tous nos concitoyens, voire à tous les habitants de notre malheureuse planète.
Voilà donc qu’après deux générations biberonnées dans le culte de l’enfant roi et du « J’ai bien le droit de m’habiller comme je veux », le rêve de toute-puissance retombe de tout son poids de corrosive illusion, et fait flop : décidément, il y a plus important, et même plus excitant, que la satisfaction des désirs individuels. Car il y a aussi ce à quoi nous sommes reliés, nous tous, confinés certes mais interdépendants, responsables, solidaires et – en dépit de tout – fiers de l’être. » Nathalie Heinich
( le texte ci-dessus est extrait d’un article publié dans le journal Le monde du 4 avril 2020 https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/04/il-y-a-ce-a-quoi-nous-sommes-relies-nous-tous-confines-mais-interdependants-responsables-solidaires-et-fiers-de-l-etre_6035532_3232.html)
L’auteur(e), Nathalie Heinich : études de philosophie et de sociologie, spécialisée dans la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles, développe également des recherches sur l’épistémologie des sciences sociales, la notion d’identité, et les valeurs. Directrice de recherches au CNRS, dirige le Centre de recherches sur les arts et le langage à l’EHESS ; a obtenu plusieurs prix dont le prix Pétrarque de l’essai en 2017 pour son livre « Des valeurs » (pour lequel elle a été invitée le 23 janvier 2018 à Saint-Etienne par l’association « Aussitôt dit » dans le cadre des Conférences de l’Hôtel de ville)
Principaux ouvrages : 1996 États de femme (Tel, Gallimard) ; 2009 : La fabrique du patrimoine (éditions de la Maison des sciences de l’homme-Paris) ; 2015 : le paradigme de l’art contemporain (NRF, Gallimard) ; 2017 : Des valeurs. Une approche sociologique (NRF, Gallimard) ; La cadre analyse d’Erving Goffman (2020, éditions du CNRS) et Le Pont Neuf Christo (2020, éditions Thierry Marchaisse).
(http://aussitotdit.net le 04/04/2020)