H.Bergson / vers une vie plus simple ? (texte 7)

Vers une vie plus simple ?

« (…) La seule réforme de notre alimentation aurait des répercussions sans nombre sur notre industrie, notre commerce, notre agriculture, qui en seraient considérablement simplifiés. Que dire de nos autres besoins ? Les exigences du sens génésique sont impérieuses, mais on en finirait vite avec elles si l’on s’en tenait à la nature. Seulement autour d’une sensation forte mais pauvre, prise comme note fondamentale, l’humanité a fait surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques ; elle en a tiré une si riche variété de timbres que n’importe quel objet donne maintenant le son devenu obsession. Toute notre civilisation est aphrodisiaque. Ici encore la science a son mot à dire,  et elle le dira un jour si nettement qu’il faudra bien l’écouter : il n’y aura plus de plaisir à tant aimer le plaisir. La femme hâtera la venue de ce moment dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore, attendant de vibrer sous l’archet du musicien. Que la transformation s’opère : notre vie en sera  plus sérieuse en même temps que plus simple. Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme et, par ricochet, pour se plaire à elle-même, deviendra en grande parie inutile. Il y aura moins de gaspillage, et aussi moins d’envie. Luxe, plaisir et bien-être se tiennent d’ailleurs de près, sans cependant avoir entre eux  le rapport qu’on se figure généralement. On les dispose le long d’une échelle : du bien-être au luxe on passerait par voie de gradation ascendante ; quand nous nous serions assuré le bien-être, nous voudrions y superposer le plaisir ; puis viendrait l’amour du luxe. Mais c’est là une psychologie purement intellectualiste, qui croit pouvoir calquer nos états d’âme sur leurs objets ; parce que le luxe coûte plus cher que le simple agrément, et le plaisir que le bien-être, on se représenterait la croissance progressive de je ne sais quel désir correspondant. La vérité est que c’est le plus souvent par amour du luxe qu’on désire le bien-être, parce que le bien-être qu’on n’a pas peut apparaître comme un luxe, et qu’on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir. Au commencement était la vanité. Combien de mets ne sont recherchés que parce qu’ils sont coûteux ! Pendant des années les peuples civilisés dépensèrent une bonne partie de leur effort extérieur à se procurer des épices. On est stupéfait de voir que tel fut l’objet suprême de la navigation, alors si dangereuse ; que des milliers d’hommes y jouèrent leur vie ; que le courage, l’énergie et l’esprit d’aventure d’où sortit par accident la découverte de l’Amérique s’employèrent essentiellement à la poursuite du gingembre  et du girofle, du poivre et de la cannelle. Qui se soucie des aromates si longtemps délicieux depuis qu’on peut les avoir pour quelques sous chez l’épicier du coin ? De telles constatations ont de quoi attrister le moraliste. Qu’on y réfléchisse pourtant, on y trouvera aussi des motifs d’espérer. Le besoin toujours croissant de bien-être, la soif d’amusement, le goût effréné du luxe, tout ce qui nous inspire une si grande inquiétude pour l’avenir de l’humanité parce qu’elle a l’air d’y trouver des satisfactions solides, tout cela apparaît comme un ballon qu’on remplit furieusement d’air et qui se dégonflera aussi tout d’un coup. Nous savons qu’une frénésie appelle la frénésie antagoniste. Plus particulièrement, la comparaison des faits actuels à ceux d’autrefois nous invite à tenir pour transitoires des goûts qui paraissent définitifs. Et puisque la possession d’une automobile est aujourd’hui pour tant d’hommes l’ambition suprême, reconnaissons les services incomparables que rend l’automobile, admirons cette merveille de mécanique, souhaitons qu’elle se multiplie et se répande partout où l’on a besoin d’elle, mais disons-nous que, pour le simple agrément ou pour le plaisir de faire  du luxe, elle pourrait ne plus être désirée dans peu de temps d’ici – sans toutefois être délaissée, nous l’espérons bien, comme le sont aujourd’hui le girofle et la cannelle. »

Henri Bergson, (« Les deux sources de la morale et de la religion »,  Retour possible à la vie simple, p. 322 sq., éd. PUF-1965 coll. Bibliothèque de philosophie contemporaine) Fiche auteur : se reporter au texte 6

(http://aussitotdit.net le 29/03/2020).