Le texte suivant, extrait du « Traité des Autorités Théologique et Politique » a été publié par Spinoza en 1770 sous anonymat, en une période où les sociétés européennes connaissaient encore les soubresauts des guerres de religions qui avaient commencé dans la seconde moitié du XVI ème siècle ; des phases de grandes tensions religieuses secouaient encore non seulement dans les monarchies qui continuaient à se réclamer du Droit divin mais aussi les Républiques, comme celle des Pays-Bas où vivait Spinoza qui passaient alors pour un pays où régnait une relative liberté. Alors que religion et politique entremêlées se livraient à des luttes d’influence dans l’exercice du pouvoir, Spinoza faisait preuve en son temps d’une grande audace en affirmant la nécessaire subordination de la religion à l’autorité politique.
« Lorsque j’ai dit en général, que les Autorités politiques exerçaient leur juridiction en toutes circonstances dans l’État, lorsque j’ai dit que leur vouloir était à l’origine du droit positif, je n’ai pas voulu parler uniquement du droit dont est régie la vie sociale profane, mais aussi du droit sacré. Car, dans le domaine sacré aussi, les Autorités politiques interprètent et défendent la législation. Je vais donc examiner maintenant cet aspect nouveau de la question pour lui-même, car bien des sujets d’une souveraine Puissance (1) se refusent avec la dernière énergie à reconnaître sa juridiction dans le domaine sacré ; ils lui interdisent toute interprétation du droit divin. D’où l’intolérable prétention qui a pu être émise de blâmer un souverain, de l’accuser, et même de l’exclure de l’Église (à l’exemple d’Ambroise, qui jadis excommunia l’empereur Théodose). Nous verrons, au cours de ce chapitre, que ceux qui adoptent cette attitude divisent l’autorité politique, voire cherchent le moyen de s’emparer aux-mêmes du pouvoir ! Pour commencer je vais montrer que la religion n’acquiert force de loi, que par le vouloir des personnes qui ont le droit de gouverner. Puis nous verrons qu’il n’est pas exact que Dieu exerce, pour son compte, sur les hommes, un règne particulier, distinct de celui assumé par les Autorités politiques. Enfin nous déclarerons que le culte religieux et les pratiques extérieures doivent s’accorder avec la paix et l’intérêt de la communauté publique ; or cela revient à dire que, seule, la souveraine Puissance détermine le culte et en reste de tout temps l’interprète. Bien entendu je ne songe ici qu’aux pratiques de dévotion et aux célébrations religieuses extérieures – non à la ferveur croyante elle-même, ni au culte intérieur de Dieu (ou moyens, grâce auxquels l’esprit humain se dispose à honorer intérieurement Dieu d’un élan sincère). Ce culte et cette ferveur intimes, en effet, (comme nous l’avons montré à la fin du chapitre VII) relèvent de ces prérogatives si personnelles de l’individu humain, qu’elles ne sauraient jamais être transférées. Je crois en outre avoir montré assez clairement (au chapitre XIV de ce traité) ce que j’entends par le règne de Dieu(2). Accomplir la loi de Dieu, avons-nous dit, c’est pratiquer la justice et la charité en exécution du commandement de Dieu. Autrement dit, le règne divin véritable s’établit, dès que la justice et la charité prennent force de loi, ainsi que de commandement. Par ailleurs, je ne distingue aucunement le cas où Dieu se sert de la lumière naturelle pour enseigner la justice et la charité, de celui où il procède par révélation. Peu importe par quel procédé la nécessité du culte divin est dévoilée, pourvu qu’il se place aussitôt au faîte de tout droit et devienne, entre les humains, la loi suprême. Il me suffira donc, pour établir ma démonstration, de faire voir comment la justice et la charité ne sauraient acquérir force de loi et de commandement qu’en vertu de la législation de l’État. Car, cette législation prenant son unique source en la souveraine Puissance, la conclusion suivante sera facile à formuler : Jamais la religion ne saurait acquérir force de loi, que par le vouloir des personnes ayant le droit de gouverner ; et Dieu n’exerce de règne particulier sur les hommes que par l’intermédiaire des Autorités politiques. ».
SPINOZA , « Traité des Autorités théologique et politique », chapitre XIX (O.C p.883)
(1)souveraine Puissance : ce terme désigne la puissance de l’État auquel les individus ont transféré leur droit naturel souverain d’agir selon leur propre décret afin de vivre en sécurité sous une règle commune. Les principes de la communauté politique ont été définis par Spinoza au chapitre XVI du Traité.)
(2) « règne de Dieu » : Spinoza au chapitre XIV du Traité définit la foi en la ramenant à son « principe universel », lequel consiste dans « l’amour du prochain », la pratique « de la justice et de la charité ».
( 10/11/20/https://aussitotdit.net/Un temps pour lire)