« le Je et le Nous » selon L. Binswanger. /(atelier mai 2007)

Le lundi 14 mai 2007, à 18H30, à la Maison des associations :

notes d’un atelier présenté par Mireille Coulomb, professeure de philosophie, à partir de sa thèse :

« Subjectivité, intersubjectivité et nostrité selon L. Binswanger »
La nostrité est la traduction de la Wirheit allemande, le « Nous ».

Voici un résumé de la thèse : 

« Ce travail s’attache à la lecture des œuvres de Ludwig Binswanger, psychiatre clinicien, né en 1881 et mort en 1966. Nous nous référons particulièrement à la réédition depuis 1993 des usgewählte Vorträge und Aufsätze en allemand, ainsi qu’aux différentes œuvres traduites en français.

Une première partie aborde la relation intersubjective comme fondement du concept de subjectivité. La question de la folie oblige à repenser le « sujet » depuis Descartes. La conception de la subjectivité comme « substance pensante » puis comme « sujet transcendantal » au sens kantien peuvent apparaître comme des impasses, ne pouvant rendre compte de la pathologie de la psychose. La phénoménologie offre des outils théoriques au psychiatre, sans décrire pourtant l’essence de la maladie comme inflexion insigne de l’existence.

Binswanger dans ses premiers textes des années 1920, se réfère de manière privilégiée à Husserl, pour affirmer que la folie est un phénomène et non un symptôme et tenter de comprendre moins la maladie que le malade. Les concepts d' »histoire intérieure de la vie », de « style » et de « caractère » permettent la description phénoménologique du comportement psychotique, comme résultat d’une histoire individuelle qui ne parvient plus à constituer le moi dans son ipséïté. L’individualité psychotique conduit à reposer la question de la norme à la fois nécessaire pour penser l’anormalité et dangereuse si elle se réduit au diagnostique d’exclusion.
Binswanger permet de comprendre l’idios Kosmos de la pathologie comme retrait par rapport aux autres et place au centre de ses descriptions la relation avec autrui. Ainsi les références à Heidegger qui deviennent prégnantes dans les années 1930 (et pendant plus de vingt-cinq ans) lui font décrire l' »être-au-monde » du malade comme un être-au-monde solitaire, s’opposant au koïnos Kosmos de tous. Le monde quotidien de la préoccupation est lui-même infléchi dans le sens d’une incompréhension du familier.

Ainsi Binswanger peut décrire dans son œuvre maîtresse, les Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins (1942), ce qu’il nomme la « nostrité » (Wirheit) et qu’il érige en existential. Une deuxième partie de notre travail traite ainsi du « je » par rapport au « nous » en se référant en priorité aux Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins. Cette œuvre se présente comme une confrontation avec Heidegger qui décrit le Dasein en terme de « souci » et oublie le « Nous » de l’amour. Pour Binswanger il faut distinguer le Nous, non seulement du soi individuel, mais aussi du « on » heideggerien qui réduit l’être-ensemble réciproque au nivellement médiocre et inauthentique. Il entend montrer que le « Nous » de l’amour dépasse même le sens de la sollicitude authentique de Heidegger : il nourrit la possibilité d’une solitude et d’un être-pour-la-mort sans angoisse, de la sérénité au sein de l’absence de fondement, de la grâce d’un « surpassement du monde », de la retraite heureuse dans le silence. Binswanger construit ainsi le concept d’une « rencontre originaire » fondatrice de l’existence, la nostrité s’avérant la condition de possibilité de la subjectivité.

Mais la pathologie ne peut dès lors se comprendre que comme inflexion de la nostrité de l’amour. La description de l’emprise de l’autre qui ne peut être aimante mais tend à réduire l’autre à un instrument donne lieu au concept de « prendre-par » (prendre-par l’oreille) ou « prendre-au » (prendre-au collet, prendre-au-mot). Au contraire l’amour implique un participer ou un prendre-part qui est un partage. Il existe ainsi différents degrés d’inflexions de la rencontre dont la pathologie est le plus dramatique. Dans la fuite des idées maniaque, le malade échoue à répondre à l’autre mais aussi à répondre de l’autre, et réduit le dialogue à une adresse. Le sacrifice pathologique du passage à l’acte révèle un amour infléchi et perverti en son contraire là où le délire paranoïaque est transformation de l’autre authentique en une pluralisation du Tu, et une intrusion horrifiante de l’altérité multiple.

Au contraire la tonalité sereine de l’amour rend possible la description d’une temporalité qui échappe à la préoccupation, l’accueil de l’événement, mais aussi la grâce d’un temps qui devient éternité, comme dans le mouvement infini de la danse.

Mais le primat de la nostrité permet de repenser – c’est l’objet de notre troisième partie – le sens de la chair, de la spatialité et de la langue. La chair (Leib) tout d’abord, s’oppose au corps et se définit comme incarnation d’un existant. Mais elle devient avec Binswanger un existential qui se trouve traversé par le propre et l’impropre et qui doit surtout être articulé avec la rencontre d’une autre chair. Les dimensions charnelles de la danse, de la marche, mais aussi du comportement et de la perception par autrui sont décrites par Binswanger aussi bien lorsqu’elles permettent une véritable rencontre que lorsqu’elles s’infléchissent en rigidité corporelle et échec du contact. La spatialité prend un sens original, Binswanger distinguant espace orienté et espace thymique, en insistant sur ce dernier que Heidegger n’aurait pas décrit. Il met surtout au point le concept de « direction de sens » (Bedeutungsrichtung) particulièrement heuristique pour rendre compte des Stimmungen spatiales (verticalité, horizontalité, profondeur…) qui colorent toute existence. Et là encore, la spatialité trouve son sens le plus fécond dans l’articulation avec le Nous, puisque la pathologie est à la fois appauvrissement et manque de souplesse des directions de sens et impossibilité d’un Nous authentique. La langue enfin apparaît comme le fond commun et nostrique de toute rencontre possible. La poésie est pour Binswanger non seulement la langue de l’amour, mais la parole révélatrice de la rencontre originaire, à l’œuvre dans toute existence authentique. L’image ne peut ainsi s’opposer au récit, la métaphore racontant les origines au sein d’un parler commun reconnu par tous. Le poète dépasse l’angoisse par la confiance et retrouve dans les mots la proportion anthropologique de l’existence.

Les années 1960 voient toutefois les textes de Binswanger opérer un « retour » à Husserl sur lequel porte notre quatrième et dernière partie. Si déjà La Fuite des Idées (1933) et Schizophrénie (1957) annonçaient ce retour, ce sont surtout Mélancolie et Manie (1960), puis Délire (1965) qui l’accomplissent. Pourtant, il apparaît que ces œuvres marquent peut-être plus un retour à Kant qu’à Husserl. Et c’est la lecture du schématisme kantien, et l’influence de celle qu’en fait Heidegger qui inspirent Binswanger. Il importe pour lui de comprendre la genèse de la pathologie dès la perception, et d’insister sur l’imagination et son rôle de synthèse. Mais dès lors, on peut critiquer une reprise de concepts métaphysiques comme la perception, ou d’autres plus obscurs (comme le « désespoir de l’ego »), un retour à la subjectivité transcendantale et se demander ce que devient le Nous dans ce nouveau cadre théorique. Les mêmes cas de malades (comme Suzan Urban par exemple) ont pu donner lieu à une approche plus phénoménologique, et une plus transcendantale. C’est la relecture de la pensée de l’alter ego, que l’on trouve dans Délire, qui nous permet de comprendre les apports et les limites du « retour à Husserl ». La reprise du concept d’intentionnalité permet une pensée de l’intimité (Heimat) que Binswanger produit sans la rendre toujours explicite, articulant la question de l’alter ego à ce que nous nommons une « éthique » fondatrice de tout rapport à l’autre, et dont la psychose serait l’époché.
La prise en compte de ces limites nous conduit à une lecture privilégiée d’un des exégètes de Binswanger : Bin Kimura. Celui-ci en effet conceptualise ce qu’il nomme l’Entre et qui se rapproche du Nous de Binswanger, renouvelant et prolongeant une pensée du sens commun, de la nostalgie et de l’intimité » . Mireille Coulomb

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