« Au Non des femmes. Libérer les classiques du regard masculin »

par Jennifer Tamas

Présentation de Silvia Aulagnon (professeure de Français-Langues étrangères au CILEC, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne).

« Merci beaucoup Jennifer Tamas de votre présence ce soir parmi nous.

 Avant de vous inviter à nous exposer votre dernier ouvrage,permettez-moi de vous introduire auprès du public présent ici ce soir.

Vous êtes Agrégée de Lettres Modernes, titulaire d’un doctorat de l’Université Paris-Sorbonne (2012) et d’un Ph.D. de l’Université de Stanford (2013). Vous êtes professeure associée de littérature française, maitresse de conférences à l’Université Rutgers de New Jersey, spécialiste du XVIIe siècle, surtout de la littérature de l’Ancien Régime. 

Permettez-moi de citer quelques-unes de vos publications. À bien examiner l’intitulé de vos écrits, on remarque un élément commun et central de toutes vos recherches : la notion de silence. 

Ainsi , dès 2012, votre thèse de doctorat s’intitulait Dire de ne pas dire : du silence éloquent à l’énonciation tragique des déclarations d’amour chez Racine, dans laquelle vous partiez de  l’hypothèse que Racine met en scène une lutte contre l’indicible. Le nœud de chaque pièce, c’est une mise en mot problématique car révélatrice d’un inacceptable et d’un impossible à dire et surtout à entende.  Le procédé inauguré par le dramaturge, voué à éviter l’effroi de l’auditeur du XVII siècle, empêtré dans les règles de la bienséance  c‘est justement le silence, constamment au coeur de l’échange dialogique. C’est notamment la déclaration d’amour qui relèverait de cet indicible, pour susciter une tension permanente entre « dire » et « taire ». 

Vous articulez donc votre recherche autour d’un paradoxe  : le choix improbable entre la parole impossible, et l’aveu producteur d’ irrémédiable. La déclaration d’amour représente à vos yeux l’énoncé tragique par excellence, puisqu’elle engendre la fatalité. Révéler l’amour revient à compromettre l’autre, et Racine inaugure un théâtre de l’amour sous-tendu par la déclaration, signant une crise existentielle. Le personnage racinien affirme son être-au-monde et sa vérité par l’expression de son amour, qui met un terme aux faux semblants et à la dissimulation,  et qui fait violence à l’un et à l’autre. Une déclaration synonyme d’un aveu d’échec, à la fois sacrificatoire et suicidaire. 

Dans le droit fil de ces recherches, vous publiez en 2014 un volume codirigé avec Hélène Bilis, intitulé :

 L’éloquence du silence. Dramaturgie du non-dit sur la scène théâtrale des XVIIe et XVIIIe siècles, aux éditions Classiques GARNIER,  consacré aux rapports entre silence et réflexion dramatique, du XVIIe au XVIIIe siècle. Il y apparaît que le silence est au coeur du concept de bienséance, notion déterminante pour toute production dramatique et littéraire durant cette époque.

En 2018 vous publiez aux éditions Droz Le Silence trahi. Racine ou la déclaration tragique, ouvrage dans lequel vous vous proposez de montrer le pouvoir du silence dramatisé, et vous innovez en interrogeant le caractère agentif des silences raciniens. À travers un savant mélange d’analyses dramaturgiques et rhétoriques ou stylistiques, sous votre plume, le silence s’érige en élément structurant l’action et alimentant la tension tragique. Dans votre vision, le silence, précédant ou suivant l’aveu, est un  « énoncé » essentiellement dramatique », la tension silence/déclaration devenant le principe dramaturgique du théâtre racinien. Racine y apparait ainsi, dans votre vision, comme l’auteur d’un théâtre de l’indicible.

On aurait pu penser, avec ce nouvel essai, que vous en avez fini avec l’étude de la notion du silence. Mais en réalité, il n’en est rien, car Au non des femmes, Libérer les classiques du regard masculin, vient révéler au grand jour, et crier haut et fort, même très fort, un énorme silence, ayant traversé les siècles. C’est le silence qui fait table rase de la condition féminine, du vécu, du ressenti des personnages féminins, tels qu’ils sont représentés et interprétés depuis la mythologie gréco-romaine, en passant par les romans et la dramaturgie du XVIIe siècle à nos jours, jusqu’aux productions/adaptations cinématographiques contemporaines des mêmes œuvres, car privilégiant un prisme exclusivement masculin, le fameux « male gaze » théorisé par la critique féministe nord-américaine.

Vous vous attelez, dans cet essai, très bien documenté et argumenté, à restituer la parole subversive des héroïnes de la littérature classique » et des grands contes populaires qui ont façonné nos imaginaires : de La Belle au bois dormant au Petit Chaperon rouge, des Liaisons dangereuses à La Princesse de Clèves et Bérénice. Et vous y explorez une parole féminine combattante et audacieuse, ensevelie par des siècles de conventions et d’interprétations patriarcales. Vous y déjouez certains clichés, notamment celui portant sur la liberté des femmes dans l’Ancien Régime, sur la teneur et l’origine de la galanterie, terme galvaudé et prêtant à bien des malentendus. Vous vous attachez à révéler avec justesse et justice l’existence, aux côtés d’un patrimoine littéraire jusque – là prédominant, d’un magnifique matrimoine, longtemps étouffé et ignoré, et vous exhumez avec finesse de puissants refus féminins passés sous silence, occultés par des siècles d’interprétations patriarcales.

Avant de vous laisser la parole, je vous adresserai une double question : 

1° Quelle est l’origine de cet intérêt que vous manifestez, depuis toutes ces années, 

pour la littérature de l’Ancien régime ?

2° Quel est la part d’un mouvement comme # MeToo dans la genèse de l’actuel essai ?

Questions après intervention de la conférencière : 

1° Comment peut-on expliquer la persistance et la prédominance de cet incontournable  « male gaze », à travers les siècles et les mentalités : Seraient-elles dû au positionnement exclusivement phallocentré des exégètes masculins ?À  leur mauvaise foi ? À l’ignorance et au désintérêt de la psychologie féminine ?  Seraient-elles dues aussi à l’imprégnation mêmes des interprètes, critiques, autrices féminines d’un prisme masculin autointégré et définitivement approprié ? Serait-ce dû au « consentement » des femmes elles-mêmes à imposer un tel prisme aliénant ?

2° Que-est-ce qui fait que l’on peut rapprocher, comparer et recouper des figures féminines aussi éloignées dans le temps, dans l’espace et dans  le domaine d’appartenance (fictionnel, réel)  que l’héroïne mythologique Hélène de Troyes et l’artiste du XXe siècle que fut Marylin Monroe ? Doit-on conclure à la permanence et l’universalité des mythes -encore une fois, les Antiques ont tout inventé et tout compris de la nature humaine, y compris féminine , doit-on conclure à l’existence d’un éternel féminin, quels que soient les siècles et les codes sociaux ? (Question finalement non posée durant le temps de la rencontre). »