Version 2025 d’une lecture publique de textes choisis par Roland Boully, dans le cadre de la participation d’Aussitôt dit à la Fête de la science.
« Et pourtant, elle tourne ! » Galilée aurait dit ces quelques mots après avoir renié, sous la pression de l’inquisition, ses déclarations antérieures comme quoi c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse, ainsi que l’enseignait l’Église.
Nous retrouverons Galilée en pointillé tout au long de cette lecture et notamment dès ce premier texte où Hubert Reeves parle de taches solaires :
Les anciens, les orientaux, les chinois en particulier, connaissaient depuis très longtemps l’existence des taches solaires. On trouve dans certaines archives qui ont plus de deux mille ans un dénombrement systématique des taches qui apparaissent à la surface du soleil. Pourtant, en Occident, on n’en parle pas.
C’est Galilée qui découvre grâce à son télescope la présence de ces taches. Comment se fait-il qu’on n’en parle pas en Occident ?
Certainement, on les a vues, mais on a pensé qu’il s’agissait d’autre chose, — de la vision d’objets entre le soleil et nous. On a refusé systématiquement cette idée, — qui est certainement reliée à une image qui s’origine des mythologies antiques : le Soleil est un Être parfait, le Soleil ne peut avoir des taches, et, conséquemment, quand on voit quelque chose qui ressemble à des taches, on rejette cette information.
Il y a une phrase du langage populaire qui dit : « cela, je le croirai quand je le verrai ». On peut inverser la proposition et on peut dire aussi : « cela je le verrai quand je le croirai ». Voilà une bonne illustration : aussi longtemps qu’on n’a pas cru en l’existence de taches à la surface du soleil, on ne les a pas vues. (Lecteur : Alain)
Inversion qui peut sembler surprenante mais, à y bien réfléchir, assez courante, comme le montre à sa manière cette petite histoire de Nasr Eddin Hodja, personnage mythique de la culture populaire turque. Nasr Eddin est né au XIIIème siècle dans l’Altaï, on le retrouve sous d’autres noms tout au long du parcours des populations turques depuis leur Altaï initial, passant par l’Inde, le Caucase, l’Afrique du Nord et l’ensemble des pays arabes, et aussi la Sicile, la Hongrie, etc. :
Rentrant fort tard de la maison de thé, Nasr Eddin laisse tomber, devant le seuil de sa maison, l’anneau qu’il porte au doigt.
Aussitôt, l’ami qui l’accompagne s’accroupit pour chercher à tâtons. Nasr Eddin, lui, retourne au milieu de la rue, qu’éclaire un splendide clair de lune.
– Que vas-tu faire là-bas Nasr Eddin ? C’est ici que ta bague est tombée !
– Fait à ta guise, répond le Hodja. Moi, je préfère chercher où il y a de la lumière. (Lectrice : Chantal)
La réponse de Nasr Eddin, qui paraît absurde, illustre bien le premier réflexe que nous avons assez fréquemment : chercher où cela semble le plus facile. Mais Nasr Eddin se fait souvent à lui-même des réflexions bien plus futées, comme dans cette deuxième histoire :
Un jour, un couvreur occupé à réparer le toit d’une maison perd l’équilibre et tombe en plein sur Nasr Eddin qui passait juste en dessous à ce moment-là.
L’homme s’en tire sans une égratignure, sa chute ayant été amortie, mais il n’en va pas de même de Nasr Eddin, assommé et blessé à la tête.
Pendant qu’on l’emporte sur une civière, il a encore l’esprit à philosopher :
— Quelle loi étrange tout de même que celle des causes et des effets ! C’est lui qui tombe et c’est moi qui suis blessé. (Lecteur : Alain)
Reeves et Nasr Eddin, dans cette deuxième histoire, exposent, chacun à leur manière, la loi des causes et des effets, qui structure fréquemment nos raisonnements. La raison sera étudiée dans la plupart des textes de ce montage. Commençons par ce premier paragraphe du Discours de la méthode de Descartes, paru en 1637, soit 4 ans après que Galilée ait été condamné par l’inquisition pour hérésie. Dans ce texte, il faut entendre d’emblée le « bon sens » dans le sens de raison.
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en tout autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus ; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent. (p.33) (Lecteur : Alain)
Bachelard est bien plus radical dans ce paragraphe du tout début de son livre La formation de l’esprit scientifique :
La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir de connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. (p.14) (Lectrice : Camille)
Méfions-nous cependant d’interpréter trop hâtivement ce « Tout est construit ». Cela ne veut nullement dire que tout est inventé. En l’occurrence, construire signifie plutôt : « Réaliser quelque chose de cohérent à partir de certains éléments. » Pour préciser sa pensée, voici ce que Bachelard écrit, citant Marcel Boll, p.71 :
« […] la pensée doit être objective et elle ne sera universelle que si elle le peut, que si la réalité l’y autorise ». (Lectrice : Camille)
Un peu plus loin, il ajoute : Or, l’objectivité se détermine dans la précision et dans la cohérence des attributs, non pas dans la collection des objets plus ou moins analogues. (Lectrice :Camille)
Ce genre de collection peut mener à l’absurde, comme dans l’exemple qu’il donne quelques pages plus haut (p.67) :
[…] La pensée préscientifique ne limite pas son objet : à peine a-t-elle achevé son expérience particulière qu’elle cherche à la généraliser dans les domaines les plus variés.
On pourra aussi retenir, comme un caractère très distinctif du prépositivisme utilitaire, des remarques comme celle-ci : Étant donné la fermentation acide du lait dans l’estomac, il y a intérêt à en accélérer la digestion et comme la digestion est essentiellement un mouvement, le docteur Macbride en arrive à conseiller « de faire prendre de l’exercice aux enfants à la mamelle ». Effectivement, en agitant un flacon n’active-t-on pas les mélanges et les fermentations ? Secouez donc les nourrissons après chaque tétée. (p.67) (Lectrice : Camille)
La raison doit donc viser à l’universalité et ne pas être coupée de la réalité, exigences que nous retrouverons formulées autrement par la suite. En ce qui concerne le « sens commun », pensée pratique qui nous permet de vivre au quotidien, Popper considère qu’il doit être le point de départ de la pensée rationnelle.
La science, la philosophie, la pensée rationnelle, toutes doivent partir du sens commun.
Non pas, certes, que le sens commun constitue un point de départ assuré : le terme de « sens commun », dont je me sers ici, est un terme vague, tout simplement parce qu’il désigne une chose changeante et vague – les instincts ou opinions, tantôt adéquats et vrais, tantôt inadéquats et faux, de la majorité des hommes.
Comment une chose aussi vague et mal assurée que le sens commun peut-elle nous fournir un point de départ ? Je réponds : parce que notre but n’est pas de construire sur ces « fondements » (comme l’ont fait, par exemple, Descartes, Spinoza, Locke, Berkeley ou Kant) un système assuré. Nos innombrables suppositions relevant du sens commun – nos fond de connaissance issu du sens commun, comme on peut les appeler – qui constituent notre point de départ, nous pouvons toutes à tout instant les mettre en question et les critiquer ; on a souvent réussi à critiquer et à rejeter des suppositions de ce genre (par exemple, la théorie selon laquelle la Terre était plate). Dans un tel cas, ou bien le sens commun est modifié par la correction, ou bien il est dépassé et remplacé par une théorie que certaines personnes peuvent, pour une période qui peut être longue ou brève, juger plus ou moins « folle ». (p.85) (Lecteur : Alain)
Peirce, né en 1839, – il ne pouvait donc se référer à Popper né, lui en 1902 – a étudié de manière quasi obsessionnelle nos modes de raisonnement et s’est penché assez tôt sur les notions de doute (systématique chez les sceptiques) et de croyance.
1. On se soucie peu généralement d’étudier la logique, car chacun se considère comme suffisamment versé déjà dans l’art de raisonner. Mais il est à remarquer qu’on n’applique cette satisfaction qu’à son propre raisonnement sans l’étendre à celui des autres. (Lectrice : Camille)
On retrouve à peu près ici, la préoccupation de Descartes.
Après avoir défini ce qu’est un bon raisonnement, Peirce rappelle que l’homme est aussi un être pratique, souvent porté à la confiance et donc amené, parfois, à être déçu par l’expérience.
8. Le but du raisonnement est de découvrir par l’examen de ce qu’on sait déjà quelque autre chose qu’on ne sait pas encore. Par conséquent, le raisonnement est bon s’il est tel qu’il puisse donner une conclusion vraie tirée de prémisses vraies ; autrement, il ne vaut rien. Sa validité est donc ainsi purement une question de fait et non d’idée. […] Une conclusion vraie resterait vraie si nous n’avions aucune propension à l’accepter, et la fausse resterait fausse, bien que nous ne puissions résister à la tendance d’y croire. (Lectrice : Chantal)
9. Certainement, l’homme est, somme toute, un être logique ; mais il ne l’est pas complètement. Par exemple, nous sommes pour la plupart portés à la confiance et à l’espoir, plus que la logique ne nous y autoriserait. Nous semblons faits de telle sorte que, en l’absence de tout fait sur lequel nous appuyer, nous sommes heureux et satisfaits de nous-mêmes ; en sorte que l’expérience a pour effet de contredire sans cesse nos espérances et nos aspirations. Cependant l’application de ce correctif durant toute une vie ne déracine pas ordinairement cette disposition à la confiance. Quand l’espoir n’est entamé par aucune expérience, il est vraisemblable que cet optimisme est extravagant. L’esprit de logique dans les choses pratiques est une des plus utiles qualités que puisse posséder un être vivant, et peut, par conséquent, être le résultat de la sélection naturelle. Mais, les choses pratiques mises à part, il est probablement plus avantageux à l’être vivant d’avoir l’esprit plein de visions agréables et encourageantes, quelle qu’en soit d’ailleurs la vérité. […]. (Lecteur : Alain)
C’est à partir de là qu’il aborde les notions de doute et de croyance :
13. On reconnaît en général la différence entre faire une question et prononcer un jugement, car il y a dissemblance entre le sentiment de douter et celui de croire. (Lectrice : Camille)
14. Mais ce n’est pas là seulement ce qui distingue le doute de la croyance. Il existe une différence pratique. Nos croyances guident nos désirs et règlent nos actes. Les Assassins (Hatchichins) ou sectateurs du Vieux de la Montagne couraient à la mort au moindre commandement, car ils croyaient que l’obéissance à leur chef leur assurerait l’éternelle félicité. S’ils en avaient douté, ils n’eussent pas agi comme ils le faisaient. Il en est ainsi de toute croyance, en proportion de son intensité. Le sentiment de croyance est une indication plus ou moins sûre, que s’est enracinée en nous, une habitude d’esprit qui déterminera nos actions. Le doute n’a jamais un tel effet. (Lectrice : Chantal)
15. Il ne faut pas non plus négliger un troisième point de différence. Le doute est un état de malaise et de mécontentement dont on s’efforce de sortir pour atteindre l’état de croyance. Celui-ci est un état de calme et de satisfaction qu’on ne veut pas abandonner ni changer pour adopter une autre croyance. Au contraire, on s’attache avec ténacité non seulement à croire, mais à croire précisément ce qu’on croit. (Lectrice : Camille)
16. Ainsi, le doute et la croyance produisent tous deux sur nous des effets positifs, quoique fort différents. La croyance ne nous fait pas agir de suite, mais produit en nous des propositions telles que nous agirons de certaine façon lorsque l’occasion se présentera. Le doute n’a pas le moindre effet de ce genre, mais il nous excite à agir jusqu’à ce qu’il ait été détruit. […] (Lecteur : Alain)
Peirce propose alors, pour mettre fin à nos doutes, de trouver une méthode, la méthode scientifique, dont il dit :
27. […] Il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir. Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois, et bien que nos relations soient aussi variées que nos relations avec les choses, en nous appuyant sur les lois de la perception, nous pouvons connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les choses sont réellement ; et tous les hommes, pourvu qu’ils aient une expérience suffisante et qu’ils raisonnent suffisamment sur ces données, seront conduits à une seule et véritable conclusion. (Lectrice : Camille)
Même si l’on peut être assez réservé quant à la possibilité d’arriver « à une seule et véritable conclusion », l’aspiration de Peirce à des raisonnements rigoureux est une manière de compenser la hâte peu exigeante habituelle chez les pseudo-penseurs.
Petit retour à Nasr Eddin, dénommé ici Nasrudin, un de ses multiples noms, Nasrudin qui, à sa manière, participe au débat entre savants et logiciens :
Un savant et un logicien rencontrèrent Nasrudin sur une route et l’entraînèrent chemin faisant dans une vive polémique. Nasrudin était à court d’arguments. L’homme de science déclara : « Il n’y a rien dont je puisse admettre l’existence sans vérification expérimentale ou sans avoir vu la chose de mes propres yeux. »
« Il n’y a rien que j’entreprenne sans l’avoir au préalable théoriquement conçu », dit le logicien.
Soudain, Nasrudin s’agenouilla et se mit à verser quelque chose dans le lac au bord de la route.
« Que fais-tu là ? demandèrent d’une seule voix les deux autres.
— Vous savez comment on fait le yaourt : on en met une petite quantité dans le lait. Eh bien, c’est ce que je fais : j’ajoute un peu de yaourt à cette eau.
— Mais ce n’est pas ainsi qu’on fait le yaourt !
— Je sais, je sais… mais supposez que ça prenne ! » (Lecteur : Roland)
Ce petit clin d’œil à la rivalité, sans avenir, qui a parfois opposé théoriciens et expérimentateurs, permet d’introduire une autre profession indispensable à la recherche scientifique, celle des techniciens qu’Hannah Arendt présente dans le texte qui suit :
L’entreprise scientifique moderne commença avec des pensées jamais pensées auparavant (Copernic imagina qu’il « se tenait sur le soleil… à surveiller les planètes ») et avec des choses jamais vues auparavant (le télescope de Galilée franchit la distance du ciel à la terre pour livrer le secret des étoiles à la connaissance humaine « avec toute la certitude des sens »). Elle trouva son expression classique avec la loi de l’attraction universelle de Newton qui embrasse en une même équation les mouvements des corps célestes et le déplacement sur terre des objets terrestres. Einstein ne fit, en fait, que généraliser cette science de l’époque moderne quand il introduisit un « observateur se tenant librement en équilibre dans l’espace et non juste en un point déterminé tel que le soleil » et il prouva que non seulement Copernic, mais aussi Newton requerrait encore « que l’univers ait une sorte de centre », quoique ce centre ait bien entendu cessé d’être la terre. Il est un fait absolument évident que la plus forte motivation intellectuelle des savants était l’« effort pour aboutir à une généralisation » prôné par Einstein et, si tant est qu’ils firent appel à une puissance, ce fut à la formidable conjugaison des puissances d’abstraction et d’imagination. Même aujourd’hui, quand des milliards de dollars sont dépensés chaque année pour des projets hautement « utiles » qui sont les résultats directs du développement de la science pure et théorique, et quand la puissance réelle des nations et des gouvernements repose sur le rendement de plusieurs milliers de chercheurs, le physicien est encore enclin à considérer tous ces savants de l’espace comme de simples « plombiers ».
La désolante vérité est pourtant que ce n’est pas le pur savant, mais le « plombier » qui a rétabli le contact perdu entre le monde des sens, des apparences et la vision du monde de la physique. Les techniciens qui forment aujourd’hui l’écrasante majorité des « chercheurs » ont fait descendre sur terre les résultats des savants. Et même si le savant est assailli de paradoxes et en proie aux plus déroutantes perplexités, le simple fait que toute une technologie puisse se développer à partir de ses résultats démontre la « solidité » de ses théories et de ses hypothèses d’une manière plus convaincante que ne le pourront jamais faire aucune observation ou expérience purement scientifique. (pp.346-348) (Lectrice : Chantal)
Ainsi, nous avons les moyens de vérifier la justesse de nos raisonnements dans la réussite de nos réalisations. On peut donc faire une différence nette entre ce que nous croyons être vrai et ce qui l’est réellement, de même qu’il y en a une entre les notions de rationalité et de vérité, comme l’expose Hilary Putnam dans Raison, vérité et histoire.
En gros, selon le point de vue que je défends il existe un rapport étroit entre les notions de vérité et de rationalité ; pour dire les choses encore plus crûment, le seul critère pour être un fait, c’est d’être rationnellement acceptable. […] Toutefois, l’acceptabilité rationnelle et la vérité sont deux notions reliées mais distinctes. Un énoncé peut être rationnellement acceptable à un moment donné sans être vrai […]. (p.8)
Wittgenstein prétendait que, sans [l]es normes [sociales], sans ces normes partagées par un groupe et qui constituent « son mode de vie », le langage et même la pensée seraient impossibles. […] Dans [De la certitude], Wittgenstein remarque que les philosophes peuvent trouver cent justifications épistémologiques différentes de l’énoncé « Les chats ne poussent pas sur les arbres » – mais aucune de ces « justifications » n’a pour point de départ quelque chose qui soit plus « certain » […] que le fait que les chats ne poussent pas sur les arbres. (p.123)
(Lecteur : Roland)
Dans De la certitude, Wittgenstein donne un exemple de ce qu’il faut croire ou ne pas croire. Pour bien comprendre ce texte, il faut savoir que les premières sondes d’exploration lunaire datent de 1959, se rappeler que c’est en juillet 1969 que les premiers hommes ont marché sur la Lune et que Wittgenstein est mort en 1951.
106. Prenons un enfant à qui un adulte aurait raconté qu’il serait déjà allé sur la lune. L’enfant me le raconte et je dis que ce n’est là qu’une plaisanterie, que cet homme n’est jamais allé sur la lune, que personne n’est jamais allé sur la lune, que la lune est loin, très loin de nous, que l’on ne peut pas y monter ni y aller en avion. — Mais si l’enfant s’y entête : peut-être y aurait-il quand même une façon d’y aller, c’est seulement que je ne la connais pas, etc., que pourrais-je rétorquer ? Que pourrais-je rétorquer aux membres adultes d’une tribu qui croient que des gens vont parfois sur la lune (peut-être est-ce ainsi qu’ils interprètent leurs rêves), mais qui reconnaissent néanmoins que l’on ne peut y monter ou y aller en volant par des moyens ordinaires ? — Mais un enfant, à l’ordinaire, ne persistera pas dans une telle croyance et sera bientôt convaincu par ce que nous lui disons sérieusement. (Lectrice : Camille)
337. On ne peut pas procéder à des expérimentations s’il n’y a pas nombre de choses qu’on ne met pas en doute. Mais cela ne veut pas dire que l’on admet certaines présuppositions de confiance. Si je poste une lettre que j’ai écrite, je tiens qu’elle va arriver, je m’y attends.
Lorsque je procède à une expérimentation, je ne doute pas de l’existence de l’appareillage que j’ai sous les yeux ; j’ai une masse de doutes, mais non celui-là. Lorsque je fais un calcul, je crois, sans en douter, que les chiffres qui sont sur le papier ne vont pas permuter d’eux-mêmes, je me fie tout au long à ma mémoire, et je m’y fie de façon inconditionnelle. La certitude qui joue ici est la même que celle de n’avoir jamais été sur la lune. (Lectrice : Chantal)
Francis Jacques, philosophe du langage, nous propose dans l’extrait suivant, tiré de L’espace logique de l’interlocution, une analyse très intéressante de ce qu’est la croyance et qui complète l’analyse proposée plus haut par Peirce :
La croyance est un terme commun qui désigne toute certitude sans preuve, quels que soient son degré et son mode d’assentiment. Au plus bas, on croit ce qu’on désire, ou ce qu’on craint. Le crédule ou l’idolâtre, celui qui voit les icônes pleurer ou saigner, qu’on ne tarde pas à mettre à genoux. Au-dessus, il y a le croire par imitation (on croit les bons orateurs, les riches, les chefs). Au-dessus encore, il y a le croire par la coutume ou l’opinion, le désordre (on croit les anciens, les traditions), quand s’accouplent la crédulité et le mensonge. On peut croire aussi par ouï-dire (je crois que New-York existe, même quand je ne le vois pas ; que l’Illinois existe, bien que je ne l’aie pas vu) parce que tout le monde le dit. Au-dessus, il y a le croire par opinion droite, en fonction de ce que les experts affirment d’après les preuves (je crois que les étoiles sont des soleils). Au-dessus encore le croire par conviction quand on a été mis dans l’obligation de reconnaître soi-même quelque chose par l’administration de la preuve : une certitude raisonnée qui est l’intime conviction du juge et des jurés au terme du procès. Et où faut-il placer la foi (je crois en Dieu) quand on veut croire ce dont on pourrait douter ? Avec sa dégénérescence, l’orthodoxie, quand on se réserve le croire, la chose dite et sa transmission, en la prenant tout à soi. Car l’orthodoxe, et peut-être déjà le théologien, fait discrimination entre les croyants et les infidèles. (pp.253-254)
[…] L’homme ne peut s’abstenir de croire, ne peut renoncer à engager sa croyance à l’égard des choses et des êtres de la vie quotidienne. Mais s’il est condamné à croire, il est bientôt condamné à se mouvoir dans la croyance. Une croyance est destinée à entrer en conflit avec celle d’autrui dès que j’en témoigne auprès de lui, i.e. dès que je la lui déclare. (p.256)
(Lectrice : Camille)
Petit retour au mulla Nasrudin
« Il y a certaines choses, dit le Mulla, dont on sait pertinemment, par quelque sens intérieur, qu’elles sont fausses.
— Peux-tu nous donner un exemple ? demanda quelqu’un qui cherchait toujours des preuves de l’existence des phénomènes supranormaux.
— Certainement. Par exemple, l’autre jour, alors que je me promenais, j’ai ouï dire que j’étais mort. » (Lectrice : Chantal)
Ce genre de croyance, en l’occurrence celle qu’a Nasrudin en sa propre existence, Popper admet qu’elle est très forte, mais il conteste qu’elle soit une base de départ assez assurée pour penser la réalité objective.
Ma thèse […] est qu’il n’y a rien de direct ni d’immédiat dans notre expérience : il nous faut apprendre que nous avons un moi, qui dure dans le temps et continue d’exister même pendant notre sommeil et l’inconscience totale ; il nous faut aussi apprendre tout ce qui concerne notre propre corps et celui des autres. Il s’agit exclusivement de décodage ou d’interprétation. Nous apprenons si bien à décoder que tout devient pour nous « direct » ou « immédiat » ; mais il en va de même pour l’homme qui a appris le morse ou, pour prendre un exemple plus familier, pour celui qui a appris à lire un livre : le livre lui parle « directement », « immédiatement ». (pp.88-89) (lecteur : Alain)
Que faire de cette certitude que nous avons d’être vivants et de notre capacité, en grande partie apprise, de décoder instantanément certains codes ? Putnam tente, dans l’extrait qui suit, de résoudre ces contradictions ?
Les sceptiques doutent non seulement des jugements de perception, mais aussi des inductions ordinaires. Hume, dont j’adopte à présent la distinction entre ce qui est rationnel et ce qui est raisonnable, aurait dit qu’il n’y a pas de preuves rationnelles du fait qu’il neigera ou qu’il neigera probablement aux États-Unis cet hiver (mais il aurait probablement ajouté qu’il serait peu raisonnable d’en douter). Pourtant, notre réponse au sceptique qui nous somme de « démontrer » qu’il neigera cet hiver aux États-Unis témoigne de l’existence de normes sociales qui exigent un accord sur ces « inductions », comme sur les jugements de perception ordinaires sur le fait de se trouver debout ou sur les balances qui penchent à gauche. (p.123). (Lecteur :Roland)
Mais, revenons un peu en arrière dans le temps : 1633, Galilée est condamné par l’inquisition pour son livre, Il dialogo. Cette condamnation est un signe fort qui rappelle à ceux qui l’auraient oublié qu’on ne remet pas en question certains dogmes, du moins, pas n’importe comment. Les hypothèses sont acceptables, les affirmations ne le sont pas.
Dix ans auparavant, il avait fait publier L’Essayeur, où il expliquait quelle est la condition initiale à remplir pour arriver à lire dans le grand livre qu’est l’Univers :
La philosophie est écrite dans ce très grand livre qui se tient constamment ouvert devant les yeux (je veux dire l’Univers), mais elle ne peut se saisir si tout d’abord on ne se saisit point de la langue et si on ignore les caractères dans lesquels elle est écrite. Cette philosophie, elle est écrite en langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est impossible de saisir humainement quelque parole ; et sans lesquels on ne fait qu’errer vainement dans un labyrinthe obscur. (Lectrice : Chantal)
Cette déclaration est la base des sciences expérimentales qui permirent des découvertes continues jusqu’à la physique moderne. Duhem, dans son livre La théorie physique, son objet, sa structure, paru en 1906, c’est-à-dire l’année qui suivit la publication de l’article d’Einstein qui posa les bases de la physique moderne, donne une définition de la théorie physique où il souligne à son tour le rôle incontournable des mathématiques, et revient sur la notion problématique de « vérité ».
Posons, dès maintenant, une définition de la théorie physique ; […] :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales…
Ainsi, une théorie vraie, ce n’est pas une théorie qui donne, des apparences physiques, une explication conforme à la réalité ; c’est une théorie qui représente d’une manière satisfaisante un ensemble de lois expérimentales ; une théorie fausse, ce n’est pas une tentative d’explication fondée sur des suppositions contraires à la réalité ; c’est un ensemble de propositions qui ne concordent pas avec les lois expérimentales. L’accord avec l’expérience est, pour une théorie physique, l’unique criterium de vérité… (p. 23-31) (Lecteur : Roland)
Albert Einstein, continuateur de la science expérimentale initiée par Galilée, explique dans « De la méthode en physique théorique », publié en 1933, la place qu’ont la raison et l’expérience dans le système de la théorie scientifique.
[…] si l’expérience est le commencement et la fin de toute notre connaissance au sujet de la réalité, quel rôle est laissé, dans la science, à la raison ? Un système complet de physique théorique consiste en concepts et en lois de base pour relier ces concepts, avec les conséquences qui dérivent de là par déduction logique. C’est à ces conséquences que doivent correspondre nos expériences particulières, et c’est la dérivation logique de ces conséquences qui, dans un ouvrage purement théorique, occupe de beaucoup la plus grande partie du livre. […]
(Lecteur : Alain)
Il est évident qu’à partir d’Einstein nous frôlons des matières qui exigent tellement de connaissances et une rigueur logique telle qu’elles ne sont pas accessibles au commun des mortels qui, comme le souligne Putnam, n’a donc pas les moyens de les vérifier, :
Lorsqu’on aborde des théories de haut niveau dans les sciences exactes, les réactions des gens sont assez différentes. Le commun des mortels ne peut pas « vérifier » la théorie de la relativité restreinte. En fait, le commun des mortels ne connaît même pas la théorie de la relativité restreinte ni les mathématiques […] qui sont nécessaires pour la comprendre […]. Le commun des mortels s’en remet aux scientifiques pour une estimation compétente (et socialement acceptée) d’une théorie de ce type. Et, du fait de l’instabilité des théories scientifiques, il est peu probable qu’un scientifique dise d’une théorie, même d’une théorie qui marche aussi bien que la théorie de la relativité restreinte, qu’elle est « vraie » tout court. La communauté scientifique dira plutôt que la relativité restreinte, tout comme l’électrodynamique quantique, est une théorie « qui marche bien », qui marche même incroyablement bien, c’est-à-dire qu’elle fait des « prédictions justes » et est « confirmée par un grand nombre d’expériences ». (p.123) (lecteur : Roland)
Claudine Tiercelin, dans Le doute en question, où elle tente de trouver des réponses aux thèses sceptiques, résume assez bien ce qui a été présenté par ce montage de textes que nous venons de vous lire.
[…] le vrai ne dépend pas de ce que l’on croit ni de la conviction avec laquelle on peut croire, mais de ce que l’on est justifié à croire en suivant le contrôle de la raison et les leçons de l’expérience. Le faillibilisme reste donc la seule position théorique rationnelle. D’abord parce que tout dans la science montre que la science n’est que probable et non nécessaire : c’est bien le laboratoire, dit Peirce, qui lui a appris que « trois choses sont impossible à atteindre par le raisonnement : la certitude absolue, l’exactitude absolue, l’universalité absolue ». (p.141)
(Lectrice : Camille)
Cette déclaration peut être illustrée par cette description, faite par Galilée lui-même dans La vie de Galilée de Bertold Brecht, de sa méthode de recherche. Ces propos, il les tient après l’accession à la papauté d’Urbain VIII, pape libéral, qui l’autorise à reprendre ses observations sur les taches solaires et à en tirer les conclusions qui s’imposent :
GALILÉE. […] Mon intention n’est pas de démontrer que j’ai eu raison jusqu’alors mais de chercher à savoir si j’ai eu raison. Je vous le dis : laissez toute espérance vous qui entrez dans l’observation. Ce sont peut-être des vapeurs, peut-être ce sont des taches, mais avant d’opter pour les taches, ce qui nous arrangerait, nous préférons supposer que ce sont des queues de poisson. Oui, une fois encore, nous allons tout, tout remettre en question. Et nous n’allons pas avancer avec des bottes de sept lieues mais à la vitesse d’un escargot. Et ce que nous trouverons aujourd’hui, nous l’effacerons demain du tableau pour ne le réinscrire que lorsque nous l’aurons trouvé encore une fois. Et ce que nous souhaitons trouver, une fois trouvé, nous allons le regarder avec une méfiance particulière. Ainsi, nous allons commencer l’observation du soleil avec l’intention inexorable de démontrer l’immobilité de la terre ! Et seulement, quand nous aurons échoué, définitivement battus et sans espoir, léchant nos blessures, dans le plus triste état, alors nous commencerons à nous demander si nous n’avions pas tout de même eu raison, et si la terre ne tourne pas ! […] Et s’il devait arriver que toute autre hypothèse nous fonde entre les doigts alors nous serions sans merci pour ceux qui n’auraient pas cherché et qui pourtant parlent. […] (pp.99-100) (Lectrice : Chantal)