(Livre de Lila Braunschweig publié en 2021 aux éditions « Les liens qui libèrent »)
Présentation par Jean-Claude Guerrini, docteur en sciences du langage, de la conférence prononcée par Lila Braunschweig, maîtresse de conférences à l’université d’Utrecht, invitée par l’ association de philosophie « Aussitôt dit » le 3 mai 2024 :
« Chère Lila Braunschweig
C’est avec plaisir que nous vous recevons ce soir.
Vous auriez dû intervenir l’an dernier, mais des empêchements vous ont contrainte à reporter votre venue. Merci d’avoir malgré tout réussi à nous rejoindre à Saint-Etienne.
Le plus souvent, nous accueillons ici des professeur(e)s émérites et des auteurs ou autrices d’un certain âge, qui ont derrière eux, ou derrière elles, une longue liste d’ouvrages, ce qui nous amène à les présenter en égrenant leur abondante production.
Bien sûr ce n’est pas votre cas. Vous êtes à l’orée de votre carrière, mais nous n’avons pas hésité à faire le pari de votre jeunesse.
Lors de notre réunion annuelle pour choisir les auteurs et autrices que nous désirions inviter, notre intérêt s’est porté sur votre livre intitulé Neutriser, à la suite des bons échos qu’il a rencontrés dans la presse et à la radio.
Il faut dire qu’avec cette publication, vous faites preuve d’audace à un double titre : vous publiez le programme de recherche de votre thèse, avant même sa soutenance, chez un éditeur dynamique, Les Liens qui libèrent, et vous recourez à un titre surprenant Neutriser, un néologisme de votre cru, qui est suivi d’un sous-titre très ambitieux « Émancipation(s) par le neutre« , avec un « s » entre parenthèses, ce qui évoque à la fois le concept et la multiplicité de ses variations.
Quelques mots de présentation tout de même : Vous êtes titulaire d’un doctorat en science politique de Sciences Po.
Actuellement, vous êtes maîtresse de conférences et chercheuse à l’Université d’Utrecht (aux Pays-Bas donc). Avant de rejoindre Utrecht, vous avez été lauréate de plusieurs bourses post-doctorales : à l’Université de Kent au Royaume Uni, à l’Université du Québec et à l’Université de Montréal. Vous avez également été chercheuse invitée à l’université de Yale. Actuellement, vous enseignez la culture, la littérature et la philosophie françaises contemporaines, en particulier sur des questions politiques, de genre et postcoloniales.
Selon les informations qui figurent sur votre blog, vos recherches en philosophie féministe visent à « emprunter des chemins de traverse face au débat contemporain sur le genre, la sexualité et les identités afin de contribuer à la réflexion sur les causes et les manifestations des relations de domination ». Elles examinent « les potentielles stratégies qu’il est possible de déployer pour les combattre ». Un constat donc et un programme tourné vers la pratique.
Je ne vais pas résumer votre ouvrage, ce qui reviendrait à vous couper l’herbe sous le pied. Mais, j’ai pensé qu’il ne serait pas inutile de rappeler dans quel contexte à la fois, littéraire, philosophique et culturel, la question du Neutre a émergé en France. Bien entendu, c’est, pour l’essentiel, sous l’angle du féminisme et de la question du genre que nous allons aborder ce soir la question du Neutre. Mais vous citez à plusieurs reprises Roland Barthes, essentiellement son Cours sur le Neutre donné en 1978 au Collège de France, où il est question en matière de littérature, grâce au neutre, d' »esquiver le paradigme », formulation que vous reprenez à votre compte dans une autre perspective.
Quelques mots donc pour éclairer cette continuité dans l’intérêt porté au Neutre.
Le Neutre a surgi comme un thème et comme une ressource dans l’intervalle qui va de 1942 à 1953, à un moment particulier de l’histoire de la littérature française. En 1942, au cœur de la France occupée, un jeune écrivain fasciste chroniqueur au Journal des Débats, organe collaborationniste, Maurice Blanchot, est en train d’effectuer sa métamorphose littéraire et politique à gauche (plus tard ce sera à l’extrême gauche) au contact de Georges Bataille. C’est alors qu’il découvre le livre de Jean Paulhan Les Fleurs de Tarbes sous-titré La Terreur dans les lettres, ouvrage publié une première fois en 1936, puis réédité en 1941.
Dans ce petit livre très singulier dans sa forme, le puissant directeur de la NRF, Nouvelle Revue Française, Jean Paulhan met en cause la manière dont la rhétorique fait l’objet d’un déni généralisé depuis plus d’un siècle, y compris chez les écrivains les plus virtuoses. La question des lieux communs, des clichés, des codes littéraires est soulevée avec vigueur, les » Terroristes » étant ceux qui visent une autonomie totale de la littérature en prétendant échapper à tous les codes, alors qu’ils s’y plient constamment.
La découverte de cet ouvrage va engendrer chez Maurice Blanchot une stratégie originale, mais fort influente tout au long des années 50-60, d’effacement de l’auteur et de recherche du Neutre.
1942, c’est aussi l’année de parution de L’Étranger d’Albert Camus, qui fait l’objet de la part de Roland Barthes d’une recension qui fera date et qui connaîtra des développements dans l’ouvrage de 1953, Le Degré zéro de l’écriture. Le jeune écrivain, alors inconnu, parle de la langue de Camus comme d’une « substance neutre » et d’une « écriture blanche ». Et il mobilise à son propos la formule de « degré zéro de l’écriture ». Barthes refuse d’entrer dans une polémique entre deux camps (les « terroristes », qui croient à la transparence de l’expression et les « rhétoriqueurs » qui vouent au langage une confiance sans distance).
Pour cela, il s’empare du concept technique de « degré zéro » qu’il emprunte à un linguiste danois, Vigg∅Brondal. Par « degré zéro » il faut entendre le statut d’un élément qui échappe à une structure relationnelle du type x opposé à y (comme le singulier opposé au pluriel, ou le féminin au masculin). Par exemple le pronom « on » échappe aux oppositions en nombre et en genre. Transposé au niveau de l’écriture littéraire, le « degré zéro » serait, je cite Barthes, « l’absence idéale de style » (au sens conventionnel du terme) en d’autres termes une écriture débarrassée de l’emphase de la littérature : « Il s’agit de dépasser [ici] la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit ». L’exemple proposé est, on l’a compris, L’Étranger de Camus.
La même année Maurice Blanchot, dans un article intitulé La recherche du point zéro, se donne cet objectif : « Écrire sans « écriture », amener la littérature à ce point d’absence où elle disparaît […], « c’est là le degré zéro de l’écriture, la neutralité que tout écrivain recherche délibérément ou à son insu et qui conduit quelques-uns au silence ». L’œuvre de Blanchot va s’engager en effet principalement dans la voie du retrait et du silence, la mort se trouvant toujours à l’horizon de ses livres et de toute son entreprise littéraire.
La position de Barthes sera bien différente. Son « désir de neutre » le conduira à privilégier des territoires inexplorés, négligés par les discours dominés par des clichés et des paradigmes figés. Barthes défend une image euphorique, avenante du Neutre. Il sait bien qu’habituellement le Neutre a, comme il dit, mauvaise presse, qu’on lui associe plutôt des qualificatifs dépréciatifs.
Mais, en assumant un usage acrobatique du langage il revendique une version positive du Neutre : « Je dirai qu’il y a une vitalité du Neutre et que le Neutre joue sur l’arête du rasoir ». Mais comme le terme « vitalité » peut sembler trop affirmatif, il rectifie par une alliance de mots, un oxymore qu’il emprunte à Pasolini : le Neutre est une « vitalité désespérée ».
Parmi toutes les assignations à se définir, à se positionner, figure évidemment celle qui consiste à se déterminer entre le masculin et le féminin avec tous les stéréotypes qui leur sont associés. Et il n’est pas anodin que le premier livre de Barthes, consacré à Michelet, s’ouvre sur cette épigraphe de l’historien : « Je suis un homme complet ayant les deux sexes de l’esprit » (1954).
Le Neutre intervient donc dans notre histoire littéraire pour proposer une nouvelle posture esthétique. Mais chez Roland Barthes, cette exigence s’est accompagnée d’une exploration du discours amoureux (pensons aux Fragments d’un discours amoureux, que vous citez aussi) et, parallèlement, d’une reconsidération des rôles sexuels.
C’est dans cette voie d’une mobilisation du Neutre au service d’une reconfiguration des rôles sexuels et plus généralement des modes d’identification que vous vous êtes engagée. Alors nous y voilà : pourquoi et comment le neutre peut-il être un vecteur d’émancipation ?
C’est le moment de vous donner la parole pour un exposé qui sera suivi, bien sûr, d’un échange avec la salle ».