« Et pourtant elle tourne ! »
Pour exposer la relation ambiguë qu’a l’humanité avec la science, je laisse d’emblée la parole à deux personnages imaginés dans les années 1950 par Roy Lewis dans son livre « Pourquoi j’ai mangé mon père ». Vous trouverez ci-dessous la version théâtralisée d’un extrait de ce livre. Le dialogue se passe aux débuts de l’humanité, autour d’un feu ; il fait froid :
Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud, 1990 (première publication : 1960)
Oncle Vania (grondant) — T’y voilà donc, Édouard ! J’aurais dû le deviner, que tôt ou tard nous en viendrions là. J’espérais, il faut croire, qu’il y aurait une limite à tes folies. Imbécile que j’étais : je n’ai qu’à tourner le dos une minute, pour te retrouver jusqu’au cou dans quelque ineptie nouvelle. (Crié) Et maintenant, cela !
Édouard — Tiens, Vania, il y a une éternité que nous ne t’avions vu. Allons, vieux, viens te chauffer un peu. Où donc as-tu été pendant tout ce temps-là ?
Oncle Vania — Pas loin, enfin pas tant que ça. Si je dépends, pour la plus grande part de mon ordinaire, mais non exclusivement, Édouard, non exclusivement, de légumes et de fruits ; et si la saison a été médiocre…
Édouard (compatissant) — Oui, ça m’a tout l’air comme si nous allions avoir de nouveau une interpluviale. La sécheresse s’étend, pas de doute.
Oncle Vania (irrité) — On trouve dans la forêt abondance de nourriture si l’on sait où la chercher. C’est seulement question de régime, on n’est jamais trop prudent à mon âge. En primate raisonnable, j’ai donc été voir un peu plus loin si je ne trouverais pas des aliments conformes à mon état. Au Congo, pour tout dire. Il y a dans ce coin abondance de tout, pour tout le monde. (Avec une ironie grinçante) Sans qu’il faille prétendre qu’on a les dents d’un léopard, l’estomac d’une autruche et les goûts d’un chacal, Édouard !
Édouard (protestant) — Tu vas fort, Vania.
Oncle Vania — Je suis rentré hier. Et je t’aurais de toute façon rendu visite un de ces jours. Mais j’ai compris tout de suite, quand la nuit est tombée, qu’il se passait, qu’il se tramait quelque manigance. Je connais onze volcans dans ce département, Édouard. Mais douze ! J’ai flairé, j’ai pressenti que tu n’y étais pas pour rien. Angoissé, je m’élance, je cours, espérant encore contre toute espérance, j’arrive et que vois-je… ? Ma parole, il te faut à présent ton volcan particulier ! Ah ! cette fois, Édouard, t’y voici !
Édouard — Tu crois que m’y voici vraiment, Vania ? Je veux dire : que j’ai vraiment atteint le seuil ? Oui, je me disais bien que ce pourrait l’être, mais comment en être tout à fait sûr… Un seuil, oui, sans doute, dans l’ascension de l’homme ; mais le seuil, est-ce que c’est bien ça ?
Oncle Vania — Un seuil ou le seuil, je n’en sais rien et j’ignore ce que tu crois être en train d’accomplir, Édouard. De te pousser du col, ça, sûrement. Mais je te dis, moi, que tu viens de faire ici la chose la plus perverse, la plus dénaturée…
Édouard (l’interrompant avec enthousiasme) — Tu as bien dit « dénaturée » ? Vois-tu, mon vieux Vania, depuis un bon bout de temps que nous nous sommes mis aux outils de silex, on pouvait dire qu’il y avait, dans la vie subhumaine, un élément non naturel, artificiel. Et peut-être que c’était ça, le seuil, le pas décisif. Et peut-être que maintenant, nous ne faisons plus que progresser. Seulement voilà : toi aussi tu tailles le silex, tu te sers de coups-de-poing. Alors pourquoi m’accuses-tu ?
Oncle Vania — Encore ! Nous avons déjà discuté mille fois de cette question. Je t’ai déjà dit mille fois que, si l’on reste dans des limites raisonnables, les outils, les coups-de-poing ne transgressent pas vraiment la nature. Les araignées se servent d’un filet pour capturer leur proie ; les oiseaux font des nids mieux construits que les nôtres. Je suis prêt à admettre, tu vois, qu’il est licite de tailler des cailloux, car c’est rester dans les voies de la nature. Pourvu, toutefois, qu’on ne se mette pas à en dépendre trop : la pierre taillée pour l’homme, non l’homme pour la pierre taillée ! Mais ça, Édouard, ça ! Cette chose-là ! (dit-il en montrant le feu), ça, c’est tout différent, et personne ne sait où ça pourra finir. Et ça ne concerne pas que toi, Édouard, mais tout le monde ! Ça me concerne, moi ! Car tu pourrais brûler toute la forêt avec une chose pareille et qu’est-ce que je deviendrais ?
Édouard — Oh ! je ne crois pas que nous en viendrons là !
Oncle Vania (s’exclamant) — Tu ne crois pas, vraiment ! Ma parole, peut-on te demander, Édouard, si tu possèdes seulement la maîtrise de cette… chose ?
Édouard — Euh… eh bien, plus ou moins, sûrement. Oui, c’est ça, plus ou moins.
Oncle Vania — Comment ça, plus ou moins ! Tu l’as ou tu ne l’as pas, réponds, ne fais pas l’anguille : peux-tu l’éteindre, par exemple ?
Édouard (sur la défensive) — Oh ! ça s’éteint tout seul, suffit de ne pas le nourrir !
Oncle Vania — Et s’il lui prenait la fantaisie de se nourrir tout seul, qu’est-ce que tu ferais ? Tu n’y as pas pensé ?
Édouard (avec humeur) — Ça n’est pas arrivé, pas encore. Le fait est qu’au contraire ça me prend un temps fou à garder en vie, surtout par nuits humides.
Oncle Vania — Alors cesse de le garder en vie plus longtemps, laisse-le mourir ! Je te le conseille gravement, sérieusement. Cesse, avant d’avoir provoqué une réaction en chaîne. […] Ta saloperie de feu va vous éteindre tous, toi et ton espèce, et en un rien de temps, crois-moi ! Je remonte sur mon arbre, cette fois tu as passé les bornes Édouard, et rappelle-toi, le brontosaure aussi avait passé les bornes, où est-il à présent ? Adieu. (Clamé en cri de ralliement) Back to the Trees. Retour aux arbres !
Malgré ce qu’il avait dit, oncle Vania revint nombre de fois répéter ses exhortations contre le feu — quoique de préférence, je le remarquai, par les soirées froides ou pluvieuses ».
Faisons un bond de quelques centaines de milliers d’années : le 12 avril 1961, Gagarine fait une révolution de 1h 48mn autour de la Terre, à une altitude de 250km. Maurice Blanchot a fait un commentaire de cet évènement dans un texte publié en 1964 :
Maurice Blanchot, Écrits politiques 1953-1993, Gallimard, 2008
LA CONQUÊTE DE L’ESPACE
« L’homme ne veut pas quitter son lieu. Il dit que la technique est dangereuse, qu’elle menace le rapport avec le monde, que les vraies civilisations sont fixes, que le nomade n’acquiert rien. Quel est cet homme ? Chacun de nous, aux heures où nous nous appesantissons. C’est cet homme qui a ressenti un choc, le jour où Gagarine devint l’homme de l’espace. L’événement est presque oublié, l’expérience retrouvera d’autres formes. Ici, il [faut] en croire l’homme de la rue, celui qui ne réside pas. Lui a admiré Gagarine, il l’a admiré pour son courage, pour l’aventure et aussi à cause du progrès, mais l’un d’eux a dit la raison juste : « C’est merveilleux, on a quitté la terre. » Voilà, en effet, le vrai sens de l’expérience : l’homme a rompu avec le lieu. C’est cela qui fut éprouvé comme décisif, au moins un instant : là-bas, un là-bas abstrait et de pures sciences, soustrait à notre commune condition symbolisée par la pesanteur, il y avait quelqu’un, non plus dans le ciel, mais dans l’espace, l’espace sans être et sans nature qui n’est que la réalité d’un presque vide mesurable. L’homme, mais l’homme sans horizon. Acte sacrilège. À son retour, Gagarine fit quelques plaisanteries de mauvaise qualité : il avait été dans le ciel et il n’avait pas rencontré Dieu. Les organes catholiques protestèrent. À tort. La profanation avait bien eu lieu : le vieux ciel, ciel des religions et des contemplations, le là-haut sublime et pur, s’était en un instant effacé, vidé du privilège de l’inaccessibilité remplacé par un autre absolu, celui de l’espace des savants qui n’est rien qu’une possibilité calculable ».
En 1963, en vue d’un Symposium sur l’espace, des éditeurs avaient posé cette question : « La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? » Hannah Arendt y avait répondu dans un texte qu’elle a publié par la suite, en 1968, en l’actualisant, avec d’autres articles, dans un recueil intitulé « La crise de la culture » ; en voici quelques extraits :
Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Essais, 1989
LA CONQUÊTE DE L’ESPACE ET LA DIMENSION DE L’HOMME
» La conquête de l’espace par l’homme a-t-elle augmenté ou diminué sa dimension ? La question soulevée s’adresse au profane et non au savant ; elle est inspirée par l’intérêt que l’humaniste porte à l’homme, bien distinct de celui porté par le physicien à la réalité du monde physique. Comprendre la réalité physique semble exiger non seulement le renoncement à une vision du monde anthropocentrique ou géocentrique, mais aussi une élimination radicale de tous éléments et principes anthropomorphes en provenance du monde donné aux cinq sens de l’homme ou des catégories inhérentes à son esprit. La question tient pour établi que l’homme est l’être le plus élevé que nous sachions […] Cette vision de l’homme est […] étrangère au savant pour qui l’homme n’est rien de plus qu’un spécimen de la vie organique, et pour qui l’aire d’habitation de l’homme — la terre et les lois terrestres — ne sont rien de plus qu’un spécimen limite de lois universelles absolues, c’est-à-dire de lois qui régissent l’immensité de l’univers. Assurément le savant ne peut se permettre de poser la question : « Quelles conséquences le résultat de mes investigations aura-t-il sur la dimension ou, dans cette perspective, sur l’avenir de l’homme ? » Ce fut la gloire de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes. […]
Le but de la science moderne, qui, finalement et très littéralement, nous a conduit sur la lune, n’est plus « d’augmenter et d’ordonner » les expériences humaines […] ; il est bien plutôt de découvrir ce qu’il y a derrière les phénomènes naturels tels qu’ils se révèlent aux sens et à l’esprit humains. Si le savant avait réfléchi sur la nature du système sensori-mental humain, s’il s’était posé des questions telles que : « Quelle est la nature de l’homme et quelle devrait être sa dimension ? Quel est le but de la science et pourquoi l’homme aspire-t-il au savoir ? », ou encore : « Qu’est-ce que la vie et qu’est-ce qui distingue la vie humaine de la vie animale ? », il ne serait jamais parvenu au stade actuel de la science ».
De ces deux questions : « Qu’est-ce que la vie et qu’est-ce qui distingue la vie humaine de la vie animale ? », Claude Combes, dans un petit livre, facile d’accès, fait une ébauche de réponse à la deuxième en prenant l’exemple des termites :
Claude Combes, La vie, Ellipses, 2002
« Les constructions des insectes sociaux ont toujours fasciné les hommes. Il n’y a pas que la hauteur de ces constructions qui est en cause. Leur extension (des dizaines de kilomètres pour les galeries souterraines de certaines fourmis), leur géométrie (les alvéoles hexagonales des ruches d’abeilles), leur « ingéniosité » (les cages d’escalier en spirale de certaines termitières), sont autant de motifs de réflexion sur les procédés utilisés : quel est l’architecte et comment communique-t-il avec les ouvriers ?
[…] toutes les expériences que l’on a réalisé pour éclaircir le mystère ont démontré que chaque individu (qu’il s’agisse de termites, de fourmis ou d’abeilles) n’avait accès qu’à une information localisée (le milieu qui l’entoure immédiatement) et ne recevait jamais d’information sur la structure globale de ce qu’il construit. Non seulement un termite ne sait pas ce qu’il construit mais ne le voit même jamais. Et de même pour les autres insectes sociaux.
Si les individus n’ont pas de plan, comment peuvent-ils construire une structure qui donne l’impression d’être le résultat d’un plan très élaboré ?
Poursuivons avec l’exemple des termites et rappelons que, chez la plupart d’entre eux, la termitière abrite un couple royal, des ouvriers et des soldats. Observons la manière dont les ouvriers construisent la loge de la reine puis l’agrandissent lorsque cela s’avère nécessaire.
Voici la reine, avec son énorme abdomen, véritable machine à pondre. Autour d’elle s’affairent des ouvriers, bien plus petits, et dont chacun dépose des boulettes de terre. Dépose ? Oui, mais pas n’importe où : le dépôt se fait à une certaine distance de la reine, horizontalement et verticalement, de telle sorte que, bientôt, la reine se trouve enfermée dans une chambre en forme de dôme qui a exactement les dimensions qui permettent aux ouvriers de circuler autour d’elle, de charrier la nourriture, de prélever les oeufs, de faire le ménage, etc.
Quel est l’architecte ?… avons-nous demandé. Réponse : c’est la reine, bien involontairement d’ailleurs. Et voici pourquoi. La reine diffuse autour d’elle une odeur (une « phéromone ») dont le gradient de concentration diminue évidemment quand on s’en éloigne (comme le cube de la distance, les mathématiciens le savent bien). Les ouvriers de leur côté sont programmés (par leurs gènes bien sûr) pour déposer la terre juste aux endroits qui sont caractérisés par une certaine concentration (on parle de « fenêtre » de concentration) de la phéromone, qu’ils perçoivent grâce à leurs terminaisons sensorielles. Trop forte concentration (= trop près de la reine), pas de dépôt. Trop faible concentration (= trop loin de la reine), pas de dépôt non plus !
Ainsi se construit le dôme qui va servir de demeure royale. Certes, ce n’est pas le dôme de Florence qui coûta 14 années de sa vie à Filippo Brunelleschi, mais est-il provocateur de dire qu’il est, pour des termites, tout aussi prodigieux ? Petite différence intéressante à noter : le vent n’a pas eu d’influence connue sur la forme du dôme de Brunelleschi ; chez les termites par contre, si l’on provoque expérimentalement un courant d’air, la loge construite prend une forme quelconque parce que les ouvriers suivent aveuglément la concentration de la phéromone, évidemment déréglée par le courant d’air…
Mais cette géométrie, dont Claude Combes nous dit qu’elle a permis la construction du dôme de Florence sans que le vent n’ait eu « d’influence connue » sur sa forme, est-elle une bonne représentation du réel ? Telle est le sujet de la réflexion menée par Malebranche, dans cet extrait de La recherche de la vérité, édité en 1675 :
Malebranche, De la recherche de la vérité, vol. II (1675), (livre VI, 2e partie, ch. iv)
« La géométrie est très utile pour rendre l’esprit attentif aux choses dont on veut découvrir les rapports ; mais il faut avouer qu’elle nous est quelquefois occasion d’erreur, parce que nous nous occupons si fort des démonstrations évidentes et agréables que cette science nous fournit, que nous ne considérons pas assez la nature. C’est principalement pour cette raison que toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas… La nature n’est point abstraite : les leviers et les roues des mécaniques ne sont pas des lignes et des cercles mathématiques… Dans les mécaniques, on suppose que les roues et les leviers sont parfaitement durs et semblables à des lignes et à des cercles mathématiques, sans pesanteur et sans frottement ; ou plutôt on ne considère pas assez leur pesanteur, leur frottement, leur matière, ni le rapport que ces choses ont entre elles ; que la dureté ou la grandeur augmente la pesanteur, que la pesanteur augmente le frottement, que le frottement diminue la force, qu’elle rompt ou use en peu de temps la machine ; et qu’ainsi ce qui réussit presque toujours en petit ne réussit presque jamais en grand.
Il ne faut donc pas s’étonner si on se trompe, puisque l’on veut raisonner sur des principes qui ne sont point exactement connus ; et il ne faut pas s’imaginer que la géométrie soit inutile, à cause qu’elle ne nous délivre pas de toutes nos erreurs. Les suppositions établies, elle nous fait raisonner conséquemment. Nous rendant attentifs à ce que nous considérons, elle nous le fait connaître évidemment. Nous reconnaissons même par elle si nos suppositions sont fausses ; car étant toujours certains que nos raisonnements sont vrais, et l’expérience ne s’accordant point avec eux, nous découvrons que les principes supposés sont faux. Mais sans la géométrie et l’arithmétique, on ne peut rien découvrir dans les sciences exactes qui soit un peu difficile, quoiqu’on ait des principes certains et incontestables ».
Le rapport entre les choses, voilà, selon Malebranche, ce sur quoi travaillent les scientifiques du XVIIème siècle, et aussi sur la validation des théories, abstraites relativement à la ”nature” qui, elle, est concrète. Ce concret est-ce le réel dont Robert Blanché donne une définition, dans La méthode expérimentale et la philosophie de la physique :
Robert Blanché, La méthode expérimentale et la philosophie de la physique, Armand Colin, 1969
« Le réel, c’est, d’une part, ce qui tombe sous l’expérience immédiate, ce qui, résistant à ma fantaisie, s’impose à ma perception, bref le donné concret. C’est aussi, d’autre part, ce qui existe indépendamment de la connaissance que vous ou moi pouvons en prendre, c’est ce sur quoi toute connaissance devra se régler pour avoir une valeur objective. Or voici que, cessant de se combiner harmonieusement, ces deux caractères tendent à devenir antagonistes ; et l’écart ne fera que s’accentuer avec les développements ultérieurs de la physique. Il devient en effet de plus en plus manifeste que l’objectivité de la connaissance physique ne s’obtient qu’en dépouillant les choses de leur revêtement sensible. Le mot de « réel » s’entend maintenant selon deux acceptions, qui non seulement ne voisinent plus, mais qui vont au contraire se situer aux deux extrémités du processus de la connaissance, l’une comme son terminus a quo, l’autre comme son terminus ad quem : d’un côté le donné immédiat, point de départ nécessaire de toute connaissance de la nature, de l’autre le monde objectif, auquel tend comme à son idéal la connaissance scientifique. Entre le concret et l’objectif, il faut désormais choisir. Le réel du physicien ne peut plus être, comme cela avait été le cas jusque-là, le même que celui du sens commun. De l’un à l’autre, la rupture est consommée ».
Galilée, grâce à qui la rupture d’avec le géocentrisme s’est avérée irréversible, évoque, dans Les taches solaires, un texte de 1623, le saut de pensée nécessaire pour comprendre les choses au-delà de leurs particularités, ou singularités, et de leur perception par les sens :
Galilée, Les Taches solaires, in Vilma Fritsch, Galilée ou l’avenir de la science, Seghers, 1971
« La tentative de saisir l’essence vraie et intrinsèque des choses naturelles, je la tiens pour une entreprise aussi vaine dans les substances élémentaires et proches que dans celles du Ciel et dans les plus éloignées. Je suis aussi ignorant de la substance de la Terre que de celle de la Lune, des nuages, des taches solaires ; à connaître les objets les plus proches, nous n’avons que l’avantage du nombre de particularités. Si je demande, quelle est la substance des nuages, on me dira, une vapeur humide ; et si je veux savoir ce qu’est la vapeur humide, on me dira que c’est de l’eau atténuée et réduite par la chaleur ; mais l’eau ? Quelque corps fluide qui coule dans la rivière et que nous manipulons sans cesse. Mais cette connaissance de l’eau est seulement plus proche et plus dépendante des sens, mais elle n’est pas plus intrinsèque que celle des nuages. Et ainsi je n’en sais pas plus sur la Terre ou le feu que sur la Lune ou le Soleil ».
Hannah Arendt développe ce même constat, de manière critique, dans un extrait du texte déjà cité où elle souligne la difficulté qu’a le sens commun à saisir la démarche scientifique parce qu’elle est contre-intuitive :
Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio/Essais, 1989
LA CONQUÊTE DE L’ESPACE ET LA DIMENSION DE L’HOMME
« L’entreprise scientifique moderne commença avec des pensées jamais pensées auparavant (Copernic imagina qu’il « se tenait sur le soleil… à surveiller les planètes ») et avec des choses jamais vues auparavant (le télescope de Galilée franchit la distance du ciel à la terre pour livrer le secret des étoiles à la connaissance humaine « avec toute la certitude des sens »). Elle trouva son expression classique avec la loi de l’attraction universelle de Newton qui embrasse en une même équation les mouvements des corps célestes et le déplacement sur terre des objets terrestres. Einstein ne fit, en fait, que généraliser cette science de l’époque moderne quand il introduisit un « observateur se tenant librement en équilibre dans l’espace et non juste en un point déterminé tel que le soleil » et il prouva que non seulement Copernic, mais aussi Newton requerrait encore « que l’univers ait une sorte de centre », quoique ce centre ait bien entendu cessé d’être la terre. Il est un fait absolument évident que la plus forte motivation intellectuelle des savants était l’« effort pour aboutir à une généralisation » prôné par Einstein et, si tant est qu’ils firent appel à une puissance, ce fut à la formidable conjugaison des puissances d’abstraction et d’imagination. Même aujourd’hui, quand des milliards de dollars sont dépensés chaque année pour des projets hautement « utiles » qui sont les résultats directs du développement de la science pure et théorique, et quand la puissance réelle des nations et des gouvernements repose sur le rendement de plusieurs milliers de chercheurs, le physicien est encore enclin à considérer tous ces savants de l’espace comme de simples « plombiers ». La désolante vérité est pourtant que ce n’est pas le pur savant, mais le « plombier » qui a rétabli le contact perdu entre le monde des sens, des apparences et la vision du monde de la physique. Les techniciens qui forment aujourd’hui l’écrasante majorité des « chercheurs » ont fait descendre sur terre les résultats des savants. Et même si le savant est assailli de paradoxes et en proie aux plus déroutantes perplexités, le simple fait que toute une technologie puisse se développer à partir de ses résultats démontre la « solidité » de ses théories et de ses hypothèses d’une manière plus convaincante que ne le pourront jamais faire aucune observation ou expérience purement scientifique ».
Et de rajouter plus loin :
« C’est comme si l’« observateur en équilibre dans le libre espace » imaginé par Einstein – assurément une créature de l’esprit humain et de son pouvoir d’abstraction – était actuellement suivi par un observateur en chair et en os qui dût se comporter comme s’il n’était qu’un enfant de l’abstraction et de l’imagination ».
L’imagination ! Celle d’Italo Calvino, quand elle investit la connaissance scientifique, nous plonge dans des situations tout à la fois cosmiques et comiques, comme dans cet extrait tiré de « Cosmicomics » :
Italo Calvino, Cosmicomics, trad. Jean Thibaudeau, Seuil, 1968
LES ANNÉES-LUMIÈRE
« Une nuit, j’observais comme d’habitude le ciel avec mon télescope. Je remarquai que d’une galaxie distante de cent millions d’années-lumière se détachait un carton. Dessus, il était écrit : JE T’AI VU. Je fis rapidement le calcul : la lumière de la galaxie avait mis cent millions d’années pour me joindre, et comme de là-bas ils voyaient ce qui se passait ici avec cent millions d’années de retard, le moment où ils m’avaient vu devait remonter à deux cents millions d’années. Avant même de contrôler sur mon agenda pour savoir ce que j’avais fait ce jour-là, je fus pris d’un pressentiment angoissé : deux cents millions d’années auparavant précisément, et pas un jour de plus ni de moins, il m’était arrivé quelque chose que j’avais toujours essayé de cacher. J’espérais qu’avec le temps cet épisode tomberait dans l’oubli ; il contrastait nettement — du moins à ce qu’il me semblait — avec mon comportement habituel, d’avant et d’après cette date, au point que, si jamais quelqu’un avait essayé de fureter dans cette histoire, je me sentais en mesure de le démentir en toute tranquillité, et non seulement parce qu’il serait impossible d’apporter la moindre preuve, mais encore parce qu’un fait déterminé par des circonstances aussi exceptionnelles — même s’il était effectivement vérifié — restait improbable au point de pouvoir être de bonne foi considéré comme faux même par moi. Et voilà que d’un lointain corps céleste quelqu’un m’avait vu et maintenant l’histoire revenait au jour. […]
La meilleure ligne de conduite était de ne faire mine de rien, de minimiser la portée de ce qu’ils avaient pu finalement apprendre. Je me dépêchai de placer bien en vue un carton sur lequel j’avais simplement écrit : ET ALORS ? Si les gens de la galaxie avaient cru me mettre dans l’embarras avec leur JE T’AI VU, mon calme les déconcerterait, et ils se convaincraient qu’il n’y avait pas à s’appesantir sur l’épisode. Si au contraire ils n’avaient pas en leur possession d’éléments qui puissent m’être défavorables, une expression indéterminée comme ET ALORS ? me permettrait d’enquêter prudemment sur les limites à donner à leur JE T’AI VU ».
Calvino connaissait, n’en doutons pas, la théorie de la relativité. Connaître la célèbre formule E = mc2 ne nous apprend cependant rien sur ce que cela impliqua au début du XXème siècle comme bouleversement fondamental dans la recherche scientifique. Einstein, en plus d’être un physicien génial, dont les découvertes sont encore d’actualité, a aussi beaucoup écrit sur la démarche scientifique, dont un texte de 1933 sur la méthode de la physique théorique. En voici un aperçu un peu ardu, certes, mais incontournable :
Albert Einstein, On the Method of Theoretical Physics, 1933, pp. 6-13
« Considérons le développement de la méthode théorique, en examinant spécialement la relation de la pure théorie à la totalité des données de l’expérience. On y trouve l’éternelle antithèse des deux inséparables constituants de la connaissance humaine dans la sphère de la physique : l’expérience et la raison. Nous honorons la Grèce ancienne comme le berceau de la science occidentale. C’est à elle qu’on doit ce miracle intellectuel d’avoir créé la première un système logique dont les assertions suivaient l’une de l’autre avec une rigueur telle, qu’aucune des propositions qui y étaient démontrées n’admettait le moindre doute : je veux parler de la géométrie d’Euclide. Cette merveilleuse réussite de la raison a donné à l’esprit humain la confiance nécessaire pour ses entreprises futures. […] Mais les temps n’étaient pas mûrs pour une science du réel avant qu’ait été obtenue une seconde vérité élémentaire, qui n’est devenue le bien commun des philosophes qu’après Kepler et Galilée : c’est que la pensée purement logique ne peut nous donner aucune connaissance du monde de l’expérience. Toute connaissance au sujet de la réalité commence avec l’expérience et se termine en elle ; les conclusions obtenues par des démarches purement rationnelles sont, par rapport à la réalité, entièrement vides. C’est pour l’avoir reconnu, et spécialement pour l’avoir imposé au monde savant, que Galilée est devenu le père de la physique moderne et, en fait, de toute la science moderne de la nature.
Mais si l’expérience est le commencement et la fin de toute notre connaissance au sujet de la réalité, quel rôle est laissé, dans la science, à la raison ? Un système complet de physique théorique consiste en concepts et en lois de base pour relier ces concepts, avec les conséquences qui dérivent de là par déduction logique. C’est à ces conséquences que doivent correspondre nos expériences particulières, et c’est la dérivation logique de ces conséquences qui, dans un ouvrage purement théorique, occupe de beaucoup la plus grande partie du livre. […]
Nous venons d’assigner à la raison et à l’expérience leur place dans le système de la physique théorique. La raison donne au système sa structure ; les données de l’expérience et leurs relations mutuelles doivent correspondre exactement aux conséquences de la théorie. C’est uniquement sur la possibilité d’une telle correspondance que reposent la valeur et la justification de l’ensemble du système, et spécialement de ses concepts fondamentaux et de ses lois de base. Sinon, ceux-ci ne seraient que de libres inventions de l’esprit humain n’ayant aucune justification a priori, ni par la nature de l’esprit humain ni de quelque autre manière que ce soit ».
« Toute connaissance au sujet de la réalité commence avec l’expérience et se termine en elle ; les conclusions obtenues par des démarches purement rationnelles sont, par rapport à la réalité, entièrement vides » écrit Einstein en 1933. En 1935, dans une lettre à Schrödinger, il pose la limite de la science physique : « Le vrai problème est que […] la physique décrit la ”réalité”, mais nous ne savons pas ce qu’est la réalité ».
Raison et expérience, les deux maîtres mots de la physique théorique selon Einstein, le Hodja Nasr Eddin, entre intelligence et idiotie, tente de les comprendre : tout d’abord la loi des causes et des effets, puis celle de la probabilité de la survenue d’un événement lors d’une expérience :
Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, recueillies et présentées par Jean-Louis Maunoury, Phébus, 1990
CAUSE ET EFFET
« Un jour, un couvreur occupé à réparer le toit d’une maison perd l’équilibre et tombe en plein sur Nasr Eddin qui passait juste en dessous à ce moment-là.
L’homme s’en tire sans une égratignure, sa chute ayant été amortie, mais il n’en va pas de même de Nasr Eddin, assommé et blessé à la tête.
Pendant qu’on l’emporte sur une civière, il a encore l’esprit à philosopher :
— Quelle loi étrange tout de même que celle des causes et des effets ! C’est lui qui tombe et c’est moi qui suis blessé ».
Idries Shah, Les plaisanteries de l’incroyable mulla Nasrudin, Le Courrier du Livre, 1989
SCIENCE
« Un savant et un logicien rencontrèrent Nasrudin sur une route et l’entraînèrent chemin faisant dans une vive polémique. Nasrudin était à court d’arguments. L’homme de science déclara : « Il n’y a rien dont je puisse admettre l’existence sans vérification expérimentale ou sans avoir vu la chose de mes propres yeux ».
« Il n’y a rien que j’entreprenne sans l’avoir au préalable théoriquement conçu », dit le logicien.
Soudain, Nasrudin s’agenouilla et se mit à verser quelque chose dans le lac au bord de la route.
« Que fais-tu là ? » demandèrent-ils d’une seule voix.
— Vous savez comment on fait le yaourt : on en met une petite quantité dans le lait. Eh bien, c’est ce que je fais : j’ajoute un peu de yaourt à cette eau.
— Mais ce n’est pas ainsi qu’on fait le yaourt !
— Je sais, je sais… mais supposez que ça prenne ! »
D’une façon tout aussi intelligente, mais avec plus de sérieux, Buffon, dans un texte de 1749, expose sa méthode dans le recueil de textes qui composent son « Histoire naturelle » :
Buffon, Histoire naturelle, Gallimard Folio, 1984
MÉTHODE ET THÉORIE (1749)
UNE MÉTHODE
Difficultés
[…] « on voit clairement qu’il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour l’Histoire Naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches ; car pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de l’arbitraire. Mais la Nature marche par des gradations inconnues, et par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisqu’elle passe d’une espèce à une autre espèce, et souvent d’un genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte qu’il se trouve un grand nombre d’espèces moyennes et d’objets mi-partis qu’on ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général : cette vérité est trop importante pour que je ne l’appuie pas de tout ce qui peut la rendre claire et évidente.
Prenons pour exemple la Botanique, cette belle partie de l’Histoire Naturelle, qui par son utilité a mérité de tout temps d’être la plus cultivée, et rappelons à l’examen les principes de toutes les méthodes que les Botanistes nous ont données ; nous verrons avec quelque surprise qu’ils ont eu tous en vue de comprendre dans leurs méthodes généralement toutes les espèces de plantes, et qu’aucun d’eux n’a parfaitement réussi ; il se trouve toujours dans chacune de ces méthodes un certain nombre de plantes anormales dont l’espèce est moyenne entre deux genres, et sur laquelle il ne leur a pas été possible de prononcer juste, parce qu’il n’y a pas plus de raison de rapporter cette espèce à l’un plutôt qu’à l’autre de ces deux genres : en effet se proposer de faire une méthode parfaite, c’est se proposer un travail impossible ; il faudrait un ouvrage qui représentât exactement tous ceux de la Nature, et au contraire tous les jours il arrive qu’avec toutes les méthodes connues, et avec tous les secours qu’on peut tirer de la Botanique la plus éclairée, on trouve des espèces qui ne peuvent se rapporter à aucun des genres compris dans ces méthodes : ainsi l’expérience est d’accord avec la raison sur ce point, et l’on doit être convaincu qu’on ne peut pas faire une méthode générale et parfaite en Botanique ».
Il est difficile d’établir une méthode générale parfaite tant « la Nature marche par des gradations inconnues » nous dit Buffon. Pour F.Dagognet, qui constate que « la nature nous déborde », le langage nous sauvera de cette orgie de formes et de couleurs. Mais, avant que de lire le texte de F.Dagognet, il m’a semblé nécessaire de définir un terme d’usage assez peu courant :
Adventice (en parlant d’une plante) : Qui croît sur les terres de cultures indépendamment de tout ensemencement par l’homme. Ce sont ces plantes que l’on appelle habituellement nuisibles ou mauvaises herbes.
Dagognet François, Le catalogue de la vie, PUF, 1970
« Dans les sciences de la nature, les mots l’emportent même sur les choses, dans la mesure où ils obligent à les théoriser et à les réduire. Nous sommes dans des disciplines où il faut s’arracher aux phénomènes premiers, à leur profusion et à leur ivresse, sans quoi nous nous enfonçons dans des descriptions qui peignent (inutilement) les détails. Et pourquoi redoubler ? La nature nous déborde. Nous sommes fascinés par l’orgie des formes et la débauche des couleurs. C’est le langage qui nous sauvera de cette submersion. Avec et par lui, il faut trier : conserver et inscrire le fondamental, auquel le reste est subordonné, et rejeter l’adventice qui nous attire. Opération intellectuelle et logique majeure : la séparation entre le visible (souvent futile) et l’essentiel (généralement imperceptible, mais qui tient et détient le reste). Impossible, en effet, de transmettre telle quelle la totalité du « message » floral : on est obligé de le résumer et de l’organiser. Une seconde révolution gutenbergienne. La première a réussi à couler le monde dans quelques caractères mobiles. La seconde, à son tour, doit algébriser les noms multiples, bigarrés, trop variables aussi, en raison de la synonymie.
Un aveu personnel est-il possible ? J’ai longtemps cru tous ceux qui insinuaient : « Les biologistes, les morphologues, les médecins même, voyez leur charlatanisme ! Ils parlent un langage macaronique, pour exprimer les réalités les plus humbles. Pourquoi ce jargon ? Leur savoir ne se réduit-il pas à un vocabulaire ésotérique ? Et les mots de leur science ne donnent-ils pas, en fin de compte, une science de mots ? » Incontestable erreur. Les néologismes, effectivement, barbares et pédants, semble-t-il, indisposent, fatiguent, mais c’est moins en raison de leur insignifiance que de leur poids. Lourds, ils portent à leur façon tout l’univers. Chacun d’eux appellerait une explication patiente. […] Dans les sciences naturelles, le mot, le néologisme, n’est ni une injuste convention, ni une ruse cabalistique, mais il se loge au coeur du vivant, afin d’en expulser l’adventice qui le recouvre. Les mots garantissent les vivants contre ce qui les masque ou les parasite. Et forger un « terme » n’est pas un acte secondaire d’appellation, mais un drame réel, rapide, une lutte contre l’envahissement de l’accessoire ».
Forger un vocabulaire précis, au risque de passer pour abscond, est une étape incontournable pour dépasser les singularités du réel. Une autre étape, importante, est l’utilisation de métaphores comme aides à la structuration de la pensée. Lionel Naccache, neurologue, lors d’un entretien intitulé Que reste-t-il du propre de l’homme ?, revient sur la métaphore informationnelle utilisée pour arriver à « penser la pensée » :
Georges Chapouthier, Jean-Gabriel Ganascia, Lionel Naccache, Pascal Picq : Que reste-t-il du propre de l’homme ?, Les Presses de l’ENSTA, 2012
Lionel Naccache : « Pour revenir sur l’idée de penser sans langage, ou sans corps. On peut avoir une vision des choses qui consiste à dire : la métaphore principale utilisée pour penser la pensée est la métaphore informationnelle. Elle est parfois critiquée. On sait bien qu’il ne s’agit que d’une métaphore, de même que La Mettrie, Vaucanson et Descartes savaient bien qu’il n’y avait pas réellement de petits soufflets, de petits mécanismes, ou de petits rouages, poulies, etc., dans le corps humain. Ce sont simplement les outils intellectuels d’une époque. Je crois qu’il faut avoir une certaine humilité. On ne peut pas penser ce qu’on ne sait pas penser. Et ce qu’on sait penser aujourd’hui, c’est ça. Mais on sait le penser de manière solide. Quand vous avez compris qu’un neurone, c’est soit un potentiel de membrane qui est au repos, soit un potentiel d’actions ; que, quand vous entrez dans le code de réseaux de neurones, vous pouvez avoir des codes de représentation. Quand vous avez compris qu’une émotion (ce qu’on en lit dans l’activité cérébrale) est un code dans des régions particulières, cette métaphore informationnelle convient parfaitement. Comme pour Newton et Einstein, une nouvelle métaphore viendra sans doute par la suite, quand on aura accompli de nouveaux progrès. Avant, il y a eu la métaphore réflexe, la métaphore thermodynamique ou énergétique. On est aujourd’hui dans la métaphore informationnelle. Je ne dis pas que cette métaphore soit la vérité : seulement, pour la changer, il faut nous apporter quelque chose de mieux ».
Abordons maintenant, bien que brièvement, les notions de doute et de croyance. Pour comprendre l’extrait de De la certitude de Ludwig Wittgenstein que nous allons vous lire, il faut savoir qu’il a été écrit avant 1951, année de la mort de Wittgenstein, que les premières sondes d’exploration lunaire datent de 1959, et se rappeler que c’est en juillet 1969 que les premiers hommes ont marché sur la Lune.
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Tel Gallimard, 2004
106. « Prenons un enfant à qui un adulte aurait raconté qu’il serait déjà allé sur la lune. L’enfant me le raconte et je dis que ce n’est là qu’une plaisanterie, que cet homme n’est jamais allé sur la lune, que personne n’est jamais allé sur la lune, que la lune est loin, très loin de nous, que l’on ne peut pas y monter ni y aller en avion. — Mais si l’enfant s’y entête : peut-être y aurait-il quand même une façon d’y aller, c’est seulement que je ne la connais pas, etc., que pourrais-je rétorquer ? Que pourrais-je rétorquer aux membres adultes d’une tribu qui croient que des gens vont parfois sur la lune (peut-être est-ce ainsi qu’ils interprètent leurs rêves), mais qui reconnaissent néanmoins que l’on ne peut y monter ou y aller en volant par des moyens ordinaires ? — Mais un enfant, à l’ordinaire, ne persistera pas dans une telle croyance et sera bientôt convaincu par ce que nous lui disons sérieusement ».
Wittgenstein est certain de ce qu’il dit. Se référant aux connaissances de son époque, il ne doute pas. Qu’en est-il du doute relativement à la croyance ? Charles Sanders Peirce, dans ses Textes anticartésiens, aborde cette question dans un chapitre intitulé « Comment se fixe la croyance ? »
Charles Sanders Peirce, Textes anticartésiens
LA LOGIQUE DE LA SCIENCE
PREMIÈRE PARTIE
Comment se fixe la croyance
13. « On reconnaît en général la différence entre faire une question et prononcer un jugement, car il y a dissemblance entre le sentiment de douter et celui de croire.
14. Mais ce n’est pas là seulement ce qui distingue le doute de la croyance. Il existe une différence pratique. Nos croyances guident nos désirs et règlent nos actes. Les Assassins (Hatchichins) ou sectateurs du Vieux de la Montagne couraient à la mort au moindre commandement, car ils croyaient que l’obéissance à leur chef leur assurerait l’éternelle félicité. S’ils en avaient douté, ils n’eussent pas agi comme ils le faisaient. Il en est ainsi de toute croyance, en proportion de son intensité. Le sentiment de croyance est une indication plus ou moins sûre, que s’est enracinée en nous, une habitude d’esprit qui déterminera nos actions. Le doute n’a jamais un tel effet.
15. Il ne faut pas non plus négliger un troisième point de différence. Le doute est un état de malaise et de mécontentement dont on s’efforce de sortir pour atteindre l’état de croyance. Celui-ci est un état de calme et de satisfaction qu’on ne veut pas abandonner ni changer pour adopter une autre croyance. Au contraire, on s’attache avec ténacité non seulement à croire, mais à croire précisément ce qu’on croit.
16. Ainsi, le doute et la croyance produisent tous deux sur nous des effets positifs, quoique fort différents. La croyance ne nous fait pas agir de suite, mais produit en nous des propositions telles que nous agirons de certaine façon lorsque l’occasion se présentera. Le doute n’a pas le moindre effet de ce genre, mais il nous excite à agir jusqu’à ce qu’il ait été détruit. Cela rappelle l’irritation d’un nerf et l’action réflexe qui en est le résultat. Pour trouver dans le fonctionnement du système nerveux quelque chose d’analogue à l’effet de la croyance, il faut prendre ce qu’on appelle les associations nerveuses : par exemple, l’habitude nerveuse par suite de laquelle l’odeur d’une pêche fait venir l’eau à la bouche ».
La paix que procure la croyance en quelques chose est un obstacle à la connaissance. Hubert Reeves nous donne en exemple l’observation comparative du soleil.
Hubert Reeves, Un soir une étoile :
« Les anciens, les orientaux, les chinois en particulier, connaissaient depuis très longtemps l’existence des taches solaires. On trouve dans certaines archives qui ont plus de deux mille ans un dénombrement systématique des taches qui apparaissent à la surface du soleil. Pourtant, en Occident, on n’en parle pas.
C’est Galilée qui découvre grâce à son télescope la présence de ces taches. Comment se fait-il qu’on n’en parle pas en Occident ?
Certainement, on les a vues, mais on a pensé qu’il s’agissait d’autre chose, — de la vision d’objets entre le soleil et nous. On a refusé systématiquement cette idée, — qui est certainement reliée à une image qui s’origine des mythologies antiques : le Soleil est un Être parfait, le Soleil ne peut avoir des taches, et, conséquemment, quand on voit quelque chose qui ressemble à des taches, on rejette cette information.
Il y a une phrase du langage populaire qui dit : « cela, je le croirai quand je le verrai ». On peut inverser la proposition et on peut dire aussi : « cela je le verrai quand je le croirai ». Voilà une bonne illustration : aussi longtemps qu’on n’a pas cru en l’existence de taches à la surface du soleil, on ne les a pas vues ».
Quelle différence y a-t-il alors entre croire et penser, je veux dire penser rationnellement, scientifiquement ? Écoutons pour finir ce qu’en dit Alain :
Alain, Propos d’un Normand, 15 janvier 1908
« Penser n’est pas croire. Peu de gens comprennent cela. Presque tous, et ceux-là même qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur ; et si quelqu’un veut les leur enlever, ils sont prêts à mordre. […] Lorsque l’on croit, l’estomac s’en mêle et tout le corps est raidi. Le croyant est comme le lierre sur l’arbre. Penser, c’est tout à fait autre chose. On pourrait dire : penser, c’est inventer sans croire.
Imaginez un noble physicien, qui a observé longtemps les corps gazeux, les a chauffés, refroidis, comprimés, raréfiés. Il en vient à concevoir que les gaz sont faits de milliers de projectiles très petits qui sont lancés vivement dans toutes les directions et viennent bombarder les parois du récipient. Là-dessus, le voilà qui définit, qui calcule ; le voilà qui démonte et remonte son « gaz parfait », comme un horloger ferait pour une montre. Eh bien, je ne crois pas du tout que cet homme ressemble à un chasseur qui guette une proie. Je le vois souriant, et jouant avec sa théorie ; je le vois travaillant sans fièvre et recevant les objections comme des amies ; tout prêt à changer ses définitions si l’expérience ne les vérifie pas, et cela très simplement, sans gestes de mélodrame. Si vous lui demandez : « croyez-vous que les gaz soient ainsi ? » il répondra « je ne crois pas qu’ils soient ainsi ; je pense qu’ils sont ainsi. »
extraits présentés et choisis par Roland Boully lors d'un travail collectif avec le C.A de l'association (http://aussitotdit.net)